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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 27 février 2025

Chronique de mars 2025.

 


Hans Fallada ou l´honneur des petites gens.

Dans son essai tout récent Les Irresponsables –Qui a porté Hitler au pouvoir (éditions Gallimard), l´historien français Johann Chapoutot raconte comment un consortium libéral-autoritaire, tissé de solidarités d´affaires, de partis conservateurs, nationalistes et libéraux, de médias réactionnaires et d´élites traditionnelles, a ouvert la voie à la déferlante nazie qui a sévi sur l´Allemagne et l´Europe. L´étude de Johann Chapoutot repose sur la lecture minutieuse des archives politiques, des journaux intimes, correspondances, discours, articles de presse et Mémoires des acteurs et témoins majeurs. Néanmoins, si une clique infecte, bourgeoise et irresponsable a hypothéqué l´avenir immédiat de l´Allemagne et sacrifié la démocratie à l´autel de ses intérêts personnels, nombre de citoyens anonymes et de petites gens ont tenu tête à la bête immonde et résisté comme ils pouvaient, d´ordinaire au risque de leur vie, afin de sauver leur pays et chasser du pouvoir le clan hideux qui s´en était emparé.

Un des romans qui ont le mieux retracé la résistance du peuple allemand au Troisième Reich et les conditions de survie pendant la Seconde Guerre Mondiale  fut sans conteste Seul dans Berlin de Hans Fallada. En allemand, le livre s´intitule Jeder stirbt für sich allein, littéralement Chacun meurt pour lui seul. Il est fondé sur l´histoire réelle d´Otto et Elise Hampel, exécutés le 8 avril 1943 à la prison de Plötzensee pour des actes de résistance et dont le dossier à la Gestapo fut transmis à Hans Fallada après la guerre (j´y reviendrai). Ce roman dépeint avec un indéniable réalisme les bassesses de la nature humaine soumise à la peur et à la haine. Il met en valeur le courage de ceux qui honorent leurs principes et refusent de pactiser avec l´innommable.

L´intrigue de Seul dans Berlin débute en 1940. Berlin fête la campagne de France. La ferveur nazie est au plus haut. Derrière la façade triomphale du Reich se cache un monde de misère et de terreur. Ce roman raconte le quotidien d´un immeuble modeste de la Rue Jablonski où cohabitent persécuteurs et persécutés. D´une part, il y a Baldur Persicke, jeune recrue des SS qui terrorise sa famille. D´autre part, il y a Frau Rosenthal, juive, dénoncée et pillée par ses voisins, ou les Quangel qui, désespérés d´avoir perdu leur fils au front, inondent la ville de tracts contre Hitler et déjouent la Gestapo avant de connaître une effroyable descente aux enfers.  De ce roman, paru à titre posthume, en Allemagne, en 1947 –l´année de la mort de l´auteur -, ne fut traduit en France qu´en 1967 chez Plon. Sur Seul dans Berlin, l´écrivain juif italien Primo Levi, rescapé d´Auschwitz, a écrit qu´il s´agissait d´un des plus beaux livres sur la résistance allemande antinazie.

L´histoire de ce roman mérite que l´on s´y attarde un petit peu. Le roman fut rédigé en deux mois seulement dans la zone sous contrôle soviétique (qui allait devenir la RDA). Le sujet avait été proposé par Johannes Robert Becher, écrivain réputé et responsable culturel du Parti Communiste Allemand qui sera nommé Ministre de la Culture de la RDA. Il avait remis à Hans Fallada le dossier de la Gestapo cité plus haut. Ce dossier portait sur la traque d´un couple d´ouvrier berlinois, Otto et Elisa Hampel, on l´a vu, qui pendant plus de deux ans avaient écrit des tracts et des cartes appelant la population à la résistance contre le régime hitlérien qu´ils déposaient un peu partout dans Berlin. Arrêtés en 1942, ils avaient été condamnés à mort et pendus. Le livre est paru peu après la mort de Hans Fallada chez Aufbau-Verlag, mais amputé de près d´un tiers. De nombreux passages et même un chapitre entier (le chapitre 17) ont disparu. Comme nous le rappelle Alain Pujat dans «Une lecture suivie de Seul dans Berlin de Hans Fallada», paru en 2021 sur le site Mémoires en jeu (memoires-en-jeu.com), «Les œuvres autorisées à paraître en zone soviétique doivent donner une représentation idéalisée de la lutte contre le nazisme et du peuple allemand qui a pu être abusé, écrasé par une dictature, mais qui, dans ses profondeurs, ne s´est pas donné au national-socialisme. Mais les dossiers de la Gestapo révélaient une réalité plus complexe. On y apprenait que la factice Eva Kluge ainsi que les Quangel (non de fiction des Hampel), avant de devenir des résistants, avaient appartenu au parti national-socialiste ou à des organisations satellites. Et le roman donnait sur la vie quotidienne des Berlinois et sur le fonctionnement de la police nombre de détails véridiques et gênants. De même que le régime stalinien retouchait les photos officielles en y faisant disparaître l´image des dirigeants tombés en disgrâce, les éditeurs de Fallada ont rectifié la représentation du peuple donnée dans le livre, en procédant à d´amples coupes». Il a fallu attendre 2011 pour qu´eût paru une nouvelle version, intégrale cette fois, toujours chez Aufbau. En France, une nouvelle traduction a vu le jour en 2014 chez Denoël.

Hans Fallada était le nom de plume de Rudolf Wilhelm Adolf Ditzen, né le 21 juillet 1893 à Greifswald (en Poméranie). Son pseudonyme Hans Fallada renvoie à deux personnages des contes des frères Grimm : le héros de Hans im Glück et le cheval nommé Falada de Die Gänsemagd. Il est de la même génération que Johannes Robert Becher, déjà cité, Bertold Brecht, Kurt Tucholsky, ou Walter Benjamin, des auteurs qui sont nés dans l´Empire Allemand sur son déclin, qui ont connu, au début de leur âge adulte, la chute de l´Empire avec la Première Guerre Mondiale, et qui vivront seulement quatorze années de démocratie parlementaire avant que le nazisme ne prenne le pouvoir et que n´éclate la Seconde Guerre Mondiale. 

Il est né au sein d´une famille aisée. Son père Wilhelm Ditzen, magistrat, voulait bien que son fils eût marché sur ses traces, mais le jeune Rudolf, qui entretenait une relation conflictuelle avec son géniteur ne s´intéressait nullement à une carrière de juriste. À la fin du dix-neuvième siècle, alors que Rudolf était encore un enfant, la famille avait déménagé d´abord à Berlin, puis vers 1909 à Leipzig.

En 1911, sa vie fut marquée par un drame. Élève au Fürstliches Gymnasium (Lycée princier) à Rudolstadt en Thuringe, il a fait un pacte suicidaire sous couvert d´un duel avec son ami Hans Dietrich von Necker qui a fini par mourir tandis que Rudolf a survécu à de graves blessures. Il fut dans un premier temps inculpé de meurtre avant d´être admis dans une clinique psychiatrique à Iéna pour une courte durée, puis à Tannenfeld en 1912.    

Hans Fallada a quitté les études secondaires sans diplôme et a décidé de faire un apprentissage agricole. Il a eu de divers emplois dans cette branche d´activité sans avoir jamais atteint une stabilité professionnelle et financière. Par ailleurs, il a connu d´autres ennuis découlant de la vie déréglée et sans but qu´il menait : de 1917 à 1919, il a suivi plusieurs cures de désintoxication (alcool et morphine) et a séjourné en prison à au moins deux reprises, trois mois en 1924 et deux ans et demi à partir de 1926.

Après son mariage en 1919 avec Anna Margarete Issel –dont il aura trois enfants – sa vie a pris finalement un tournant décisif et il a pu travailler dans le secteur de l´édition –notamment chez Ernst Rowohlt à Berlin –et faire du journalisme jusqu´à ce qu´il ait pu enfin vivre de ses droits d´auteur.

Entre-temps, il avait déjà commencé à écrire et publier des romans. Son premier roman Der junge Godeschal -inédit en français tout comme le deuxième Anton und Gerda -   fut écrit en 1920, mais n´est paru qu´en 1923. C´étaient les turbulentes années vingt en Allemagne où l´instabilité politique de la jeune et fragile République de Weimar côtoyait l´effervescence artistique et littéraire qui a fait de Berlin en quelque sorte la capitale culturelle de l´Europe dans cette décennie-là.  Néanmoins, Hans Fallada n´a jamais vraiment fait partie de ce bouillonnement culturel, lui, qui ne s´identifiait à aucun courant littéraire spécifique et qui dans ses romans décrivait plutôt la vie de petites gens. Il était un écrivain populaire, loin des inquiétudes de l´élite littéraire allemande, mais son premier succès, il ne l´a connu qu´en 1931 avec Bauem, Bonzen und Bomben que l´on peut traduire littéralement par Paysans, Gros Bonnets et Bombes, mais qui a paru en français en 1942, chez Sorlot (1) sous le titre  Levée de Fourches. Le roman évoque les révoltes paysannes de Neumünster lors de la crise de 1928-29.

C´était le début d´une véritable carrière littéraire qui ne fut pas pour autant exempte de soucis. Avec l´ascension du pouvoir nazi, Hans Fallada, plutôt qu´apprécié, fut  surtout toléré. En 1933, il a même subi une arrestation de courte durée (onze jours) par la S.A- organisation paramilitaire dont est ensuite issue la SS- après avoir été dénoncé pour des propos tenus à l´écrivain Ernst von Solomon, figure majeure de la Révolution Conservatrice (2).  À la suite de cette arrestation et de la consolidation du nazisme en Allemagne, il s´est retiré dans une ferme qu´il avait acquise à Carwitz (un hameau de pêcheurs de la commune de Feldberg) et dans le Mecklemburg où il s´est entièrement consacré à l´écriture. Il est devenu un écrivain prolifique, publiant à un rythme d´au moins un livre par an, mais ses conditions matérielles demeuraient tout autant précaires.

En juillet 1944, il a divorcé d´avec Anna Margarete Issel, mais un nouvel épisode violent contre son ex-épouse peu après a entrainé son incarcération. Il a fait ensuite la connaissance d´Ursula Losch qu´il  a épousée en 1945.

Hospitalisé en raison de ses problèmes d´addiction, Hans Fallada est mort d´un arrêt cardiaque le 5 février 1947, à Berlin, à l´âge de 53 ans.   

Son œuvre est composée d´une trentaine de titres dont quasiment une dizaine ont paru à titre posthume. Il manque encore une immense correspondance inédite découverte en Israël en 2011. En français, moins d´une dizaine de ses titres ont été traduits dont à peine cinq sont en ce moment disponibles, les autres étant hors commerce depuis quelque temps.

Outre Seul dans Berlin, sans doute son roman le plus emblématique,  les autres romans que le lecteur français peut trouver s´il veut découvrir l´œuvre de Hans Fallada sont –tout comme Seul dans Berlin, d´ailleurs –disponibles dans la collection de poche Folio chez Gallimard, tous traduits de l´allemand par Laurence Courtois.

 Dans Le buveur (Der Trinker), on a affaire à l´histoire d´Erwin Sommer, citoyen estimé de sa ville qui mène une vie paisible. Heureux propriétaire d´un magasin florissant de produits agricoles, il est marié à Magda depuis une quinzaine d´années. Néanmoins, une foule d´échecs professionnels et de tensions avec sa femme le fait sombrer dans l´alcoolisme. Il découvre alors la plénitude de l´ivresse, les joies de la débauche et de l´oubli. Lucide sur sa dépendance et sa lâcheté, Erwin Sommer ne quitte pas pour autant la boisson, précipitant sa déchéance. Ce roman, rédigé en 1944, est à la fois un témoignage brûlant d´une dépendance dont l´auteur lui-même n´est jamais parvenu à se départir et une peinture réaliste et amère des bas-fonds de la société allemande.  

Du bonheur d´être morphinomane (Gute Krüsliner Wiese rechts) est un recueil de nouvelles où l´écrivain met en scène le quotidien d´un morphinomane : un alcoolique cherche à se faire emprisonner pour arriver enfin à se désintoxiquer ; une paysanne au mari jaloux perd son alliance pendant la récolte de pommes de terre ; un cambrioleur rêve de retourner en prison où la vie est, au bout du compte, si tranquille ; enfin, un mendiant vend sa salive porte-bonheur. Hans Fallada nous brosse un portrait passionnant de son époque, une époque qui tend peut-être un miroir singulier à la nôtre.

Quoi de neuf, petit homme ? (Kleiner Mann-Was nun ?) – qui dans la première traduction française (de Philippe Boegner, en 1933) s´intitulait Et puis après ?- nous plonge dans l´Allemagne des années trente. Johannes Pinneberg, petit comptable de province, et Emma Mörschel, fille d´ouvriers, s´aiment d´un amour sans nuage. Ils décident de se marier lorsqu´ils découvrent la grossesse d´Emma. Cependant, en ces années noires, construire une vie en famille n´est aucunement une partie de plaisir. La société allemande est rongée par la crise économique et les conflits sociaux et idéologiques. Ils ont beau lutter, tout semble les pousser vers le fond. Dans ce roman, l´auteur dépeint avec brio la vie des petites gens et les affres de la République de Weimar. Quoi de neuf, petit homme ? tient de la satire sociale et du roman d´amour. D´aucuns considèrent ce titre comme l´un des chefs d´œuvre de la littérature allemande d´avant-guerre.

Enfin, Le Cauchemar (Der Alpdruck) est le dernier roman en date de l´auteur traduit en France. L´intrigue se déroule en 1945, toujours en Allemagne. Le couple Doll, contrairement au reste du village, accueille avec espoir l´arrivée des troupes russes. Étant donné qu´il ne s´est pas compromis pendant la guerre, Herr Doll est désigné maire par intérim. Toutefois, les villageois renâclent devant cette perspective. Confronté à leur bassesse et leur jalousie, le couple décide de fuir pour Berlin. Au cœur de leur périple à travers les ruines et la désolation, les Doll devront s´accrocher à chaque étincelle d´humanité… 

S´il n´a pas la réputation et l´audience à l´étranger d´autres écrivains de sa génération, Hans Fallada est néanmoins, sans l´ombre d´un doute, un nom indiscutablement original,  populaire  et incontournable de la littérature allemande du vingtième siècle.

 

(1)Fernand Sorlot (1904-1981) fut un éditeur français connu pour avoir publié la première édition française de Mein Kampf (Mon combat) d´Adolf Hitler en 1934. Proche de Charles Maurras, il fut condamné en 1948 à vingt ans d´indignité nationale et à la confiscation de ses biens pour ses activités d´éditeur pendant l´occupation allemande de la France.

  (2) La Révolution Conservatrice, surnommée souvent comme un «pré-fascisme allemand», fut une mouvance théorique qui, en Allemagne entre les deux guerres, a précédé le nazisme, même si elle n´y est aucunement assimilable.

 

dimanche 23 février 2025

La mort d´Antonine Maillet.

 


La romancière et dramaturge canadienne Antonine Maillet, grande voix de l'Acadie et première non-Européenne à recevoir le prix Goncourt, est décédée le 17 février à Montréal,  à l'âge de 95 ans.

Autrice d'une quarantaine d'œuvres –dont la pièce La Sagouine-, elle a été la première francophone hors d'Europe à être lauréate en 1979 du Goncourt pour son roman Pélagie-la-Charrette.

Elle reste, à ce jour, la seule Canadienne à avoir obtenu ce prestigieux prix littéraire français.

Née le 10 mai 1929, dans la province du Nouveau-Brunswick, Antonine Maillet a popularisé à l'extérieur du Canada l'histoire et la culture des Acadiens, ces francophones qui habitent la côte Atlantique.

Pélagie-la-Charrette raconte justement l'histoire d'une femme lors du Grand dérangement, la déportation par les troupes britanniques de milliers d'Acadiens vers le sud des Etats-Unis, il y a 270 ans.

 

lundi 3 février 2025

La mort de Pierre Mertens.

 


Ce n´est qu´aujourd´hui que j´ai appris la mort le 19 janvier du grand écrivain belge Pierre Mertens. Il est décédé dans une résidence de Watermael-Boitsfort. Né le 9 octobre 1939, il avait 85 ans. Il avait été sans aucun doute la figure centrale des lettres belges pendant un quart de siècle. En tant qu’écrivain d’abord : L’Inde ou l’Amérique, prix Rossel 1969 ; Les Eblouissements, Prix Médicis 1987 ; Une paix royaleLes chutes centrales, etc. En tant qu’observateur et critique de la littérature ensuite, où il a œuvré comme membre du jury du Prix Victor Rossel puis comme son président depuis plusieurs années. Il était aussi juriste et très actif dans la défense des droits humains partout dans le monde.  

Vous pouvez lire dans les archives de ce blog la chronique que je lui ai consacrée en janvier 2010.


jeudi 30 janvier 2025

Article pour le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le roman Les guerriers de l´hiver, d´Olivier Norek, publié aux éditions Michel Lafon.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/les-guerriers-de-lhiver-un-roman-de-olivier-norek-403557



mercredi 29 janvier 2025

Chronique de février 2025.

 


Michel del Castillo ou les ombres et les lumières d´Espagne.

La disparition de Michel del Castillo le 17 décembre 2024 à l´âge de 91 ans, a marqué en quelque sorte la fin d´une ère, celle qui a vu poindre  une série d´écrivains nés dans les années vingt ou trente du vingtième siècle  - outre Michel del Castillo, je pense ici surtout à Jorge Semprún et à Agustin Gómez- Arcos, j´en exclue le cas particulier de Fernando Arrabal, toujours vivant - qui, s´étant installés en France et ayant choisi le français comme langue littéraire, ne se sont jamais départis de l´Espagne, le pays où ils ont vu le jour. Ils en ont même fait le plus souvent, chacun à sa guise, le sujet de leurs romans. L´Espagne, ce pays d´ombre et de lumière que Michel del Castillo a justement évoqué dans son très beau Dictionnaire Amoureux de l´Espagne, publié en 2005 chez Plon. En effet, l´Espagne est un pays de feu et de sang, de colère et de haine, de l´Inquisition et de la Guerre Civile de 1936, où les antagonismes parfois se ressemblent, mais aussi un pays de joie et de  solidarité, qui lutte jusqu´au bout pour ses idéaux, un pays dont la mélancolie s´insinue à travers le son plaintif d´une guitare comme dans Recuerdos de la Alhambra de Francisco de Tárrega. L´Espagne a donc été d´ordinaire pour ces écrivains une source inépuisable d´inspiration.

Concernant concrètement Michel del Castillo, il s´est forgé un caractère dans l´adversité et le malheur de son enfance. Né à Madrid le 2 août 1933, sous le nom de Miguel Janicot del Castillo, il était fils de l´Espagnole Candida del Castillo, très engagée politiquement du côté des progressistes républicains, et du Français Michel Georges Janicot, employé au Crédit Lyonnais de Madrid.

Devant l´instabilité politique en Espagne, le père est rentré en France en 1935 où il a occupé un poste de cadre commercial chez Michelin, à Clermont-Ferrand. La mère et l’enfant devraient le rejoindre bientôt. Au printemps 1936, Michel Georges Janicot a inopinément débarqué à Madrid et a fini par découvrir que sa femme avait renoué avec un ancien amant. Coupant court aux explications de sa femme, il est reparti en France. Entre-temps, la Guerre Civile a éclaté.  Candida del Castillo, proche du parti républicain de Manuel Azaña, fut jetée en prison (1936-1937) par ces mêmes républicains pour s’être inquiétée du sort des prisonniers politiques. Elle fut, plus tard, condamnée à mort par les franquistes, mais est parvenue à s´échapper. Michel del Castillo et sa mère se sont alors enfuis et ont pu rejoindre la France. Ils ont pourtant fini par être dénoncés aux autorités par Michel-Georges Janicot lui-même et internés au camp de Rieucros à Mende d’où Michel s’est évadé pour être, peu après, livré, par sa propre mère, aux Allemands et envoyé en Allemagne, jusqu’à la fin de la guerre. Il n´avait que neuf ans. Rapatrié en France, il fut livré aux Espagnols et enfermé, comme «fils de rouge», dans une maison de redressement, le tristement célèbre Asilo Durán de Barcelone, d’où il a pu décamper en 1949. Il fut recueilli dans un collège de Jésuites à Úbeda (Andalousie) pour ensuite devenir, en 1950, ouvrier dans une cimenterie proche de Barcelone. Il a enfin rejoint la France et son oncle Stéphane Janicot grâce à qui il a pu enfin vivre tranquillement. À vingt-deux ans, il a entrepris des études de sciences politiques puis de psychologie et, par la suite, des études de lettres à la Sorbonne.

La souffrance vécue dès sa prime enfance ne pouvait manquer d´inspirer et de marquer sa vie littéraire. Dans son premier livre, Tanguy(1957), il a relaté sous le tamis de la fiction son expérience de vie. Le roman a rencontré un immense succès et dans le quotidien Le Monde Emile Henriot de l´Académie Française lui a consacré un article publié le 20 mai 1957. Le prestigieux académicien a notamment écrit : «C´est probablement par pudeur que M. Michel del Castillo donne comme un roman l´émouvant récit qu´il publie sous le nom de Tanguy. Le caractère personnel de l´expérience rapportée ne fait pas de doute, et l´auteur aurait pu dire «je» sans avoir à modifier d´une ligne cette «Histoire d´un enfant d´aujourd´hui» qui est la sienne. Peut-être a-t-il bien fait de projeter ainsi son personnage dans un autre et lui a-t-il été plus facile de traiter objectivement le beau thème qu´il développe dans Tanguy : l´élévation d´une âme noble à travers les pires malheurs. Ce livre sans effet littéraire est un livre vrai, et il est tristement de notre temps». 

Au fil de sa carrière, Michel del Castillo a publié autour d´une quarantaine d´ouvrages parmi lesquels des romans, des essais et quelques pièces de théâtre. Son œuvre fut couronnée de nombreux prix littéraires comme le prix des Libraires et celui des Deux Magots en 1973 pour Le vent de la nuit, le prix Renaudot en 1981 pour La nuit du décret, le prix RTL-Lire en 1993 pour Le crime des pères, le Femina-essai en 1999 pour Colette, une certaine France, et le Prix Méditerranée en 2005 pour son Dictionnaire Amoureux de l´Espagne, déjà cité.

 

Dans ses récits comme De père français(1998) et Mamita(2010), il a évoqué son enfance marquée par l´abandon et la trahison. Dans ce dernier ouvrage, inspiré par sa mère, il a écrit : «Tout, dans cette existence tissée de mensonges et de parjures, inspirait de l´épouvante». Il a par ailleurs confié : «Contrairement à ce que tant de gens imaginent, l´écriture ne console de rien. Plus je fore dans les mots, plus mon malheur se creuse».

 

Il était un fervent admirateur de Dostoïevski, à qui il a consacré un essai intitulé Mon frère l´Idiot(1995). Dans ce livre, Michel del Castillo reconnaît sa dette à l´égard du grand écrivain russe : «Tu n´as jamais été un modèle au sens où un artisan dérive de ses maîtres ; tu es mieux que cela : tu es un souffle que j´aspire. Je n´aime pas tous tes livres, je ne suis pas un dévot. Tu demeures cependant étroitement lié à ma vie, si bien qu´à l´instant d´écrire, je dois chaque fois me situer par rapport à toi, établir la bonne distance. Je suis, Fédor, l´une de tes créatures. J´ai commencé par être un de ces enfants stupéfaits qui hantent tes livres. Je t´ai rencontré vers treize –quatorze ans à Barcelone, mais je t´ai reconnu au premier regard parce que je vivais en toi depuis ma naissance». Dans ce brillant essai, l´auteur met aussi l´exergue sur l´importance des mots, de la littérature dans sa vie comme une sorte de refuge ou de rempart contre le malheur, mais paradoxalement comme l´exemple aussi de la tragédie qui minait sa vie : «Je lisais chaque nuit contre la mort, j´entendais chaque nuit crisser les phrases de mon agonie. J´aimais les mots, qui me ressuscitaient, je les haïssais de tramer notre ruine. Si la  tragédie est bien un conflit où chacune des parties a raison contre l´autre, l´atmosphère de mes lectures fut d´emblée tragique. Je ne crois pas que j´aie jamais eu la moindre chance de devenir un auteur comique».

 

Michel del Castillo met aussi en scène dans quelques livres des épisodes de l´histoire d´Espagne. La tunique d´infamie (1997) en est l´un des plus puissants. La tunique d'infamie – San Benito - c'est cette casaque dont on revêtait l'hérétique lors de la procession solennelle des autodafés, avant sa montée au bûcher, sur laquelle on inscrivait son patronyme et que l'on suspendait ensuite dans les églises et les cathédrales, à la vue de tous, pour perpétrer la mémoire de l'infamie, de telle sorte qu'une parentèle, une fois souillée, le demeurait jusqu'à la fin des temps, une exclusion sociale à perpétuité. 

 

Don Manrique, orphelin est recueilli par son oncle, le chanoine de Palencia, Don Almagro. Le siège épiscopal devenu vacant, Almagro est désigné pour succéder à l'évêque défunt. C'est là que les choses s'enveniment. Almagro est victime d'une dénonciation anonyme : un San Benito où figure son patronyme est suspendu dans la mezquita (la cathédrale) de Cordoue, cela suppose qu'un de ces ancêtres a été condamné par l'Inquisition à subir un autodafé. Si cette accusation s'avère fondée, Don Almagro ne pourra pas occuper cette fonction et ne pourra plus jamais jouir de la moindre distinction honorifique. Il part en Andalousie et là, Il parvient à faire taire la rumeur, mais à son retour, épuisé, il décède en laissant un bel héritage à son neveu.

Un autre roman que l´on pourrait classer dans le même registre est La religieuse de Madrigal(2006). Les éditeurs nous annoncent d´ailleurs que dans ce livre nous retrouvons tous les thèmes chers à l´auteur : l´enfance bafouée, les manipulations du pouvoir, la passion avide pour la liberté, la chimère et l´illusion de toute vie.

L´intrigue du roman repose sur le destin d´Ana d´Autriche, fille de Don Juan, demi-frère de Philippe II roi d´Espagne et qui prenait pour les Portugais le titre de Philippe Ier. C´est que, à l´époque, - fin du XVIe siècle - en raison d´un problème de succession, suite à la disparition dans la bataille de Alkacer-Kébir du roi Don Sébastien (dont le corps n´a jamais été retrouvé), le Portugal s´était rallié, en 1580, à l´ Espagne, perdant ainsi en quelque sorte son indépendance, qu´il n´allait recouvrer qu´en 1640. Or, Don Sébastien, devenu un mythe pour la plupart des Portugais qui ont toujours espéré son retour, serait effectivement revenu incognito quelques années plus tard sous le nom de Gabriel de Espinosa et se serait épris d´Ana d´Autriche qui vivait, dès son enfance, en réclusion au monastère de Madrigal où elle aurait prononcé ses vœux à l´âge de seize ans. Une foule de péripéties se déchaîne au gré des humeurs de personnages importants de l´époque : le roi Philippe II (qui croit à une conspiration des Portugais hostiles à l´union entre les deux couronnes, comme, entre autres, le prieur du Crato), des inquisiteurs, des religieuses cyniques (les sœurs de Madrigal qui haïssent Ana), des magistrats véreux. Ana a une soif de liberté qu´elle ne peut assouvir et Gabriel refuse de confirmer devant les autorités s´il est effectivement le roi Don Sébastien, tombant ainsi dans le gouffre.

Dans ce roman, Michel del Castillo met en scène, on l´a vu, l´Espagne du XVIe siècle, comme il l´avait déjà fait en 1997 avec Tunique d´infamie. Pourtant, il refuse l´étiquette de roman historique, une désignation dont il se méfie. Il s´en explique dans la préface : «Dans plusieurs de mes livres, j´ai émis de fortes réserves sur le roman historique, genre hybride qui, à la peinture souvent rigoureuse et sensible d´un climat, croit devoir ajouter un psychologisme anachronique et trivial (…). Ce ne serait qu´une contradiction de plus parmi toutes celles dont je suis pétri si mon intention avait été de raconter une histoire présentée comme le reflet exact de ce qui se serait réellement passée. Or je récuse cette illusion. Je ne crois pas à la vérité, seulement à des approches et à des tâtonnements. Je n´accorde qu´une confiance mitigée aux documents, lesquels, autant que la parole, peuvent mentir. Fidèle à ma manière, c´est la généalogie d´une fable que j´ai choisi de raconter».

En 2008, Michel del Castillo a publié l´essai Le temps de Franco où il ne se contente pas d´analyser, non sans ironie, le mythe de Franco, mais il nous raconte également un demi-siècle de l´histoire d´Espagne. Un prêtre qui a connu Franco depuis l´enfance répondait que le dictateur espagnol était un «militaire chimiquement pur». Une question se posait lors de la parution de l´essai : À l´âge des radars et des missiles atomiques, pouvons-nous comprendre un militaire du temps de la baïonnette ? Michel del Castillo évoque dans cet essai les grandes étapes de la vie du Caudillo  comme la guerre civile, le décollage économique ou l´instauration de la monarchie avec Juan Carlos. Des assertions de Michel del Castillo à l´époque ont prêté à polémique. L´écrivain a déclaré dans plusieurs interviews que si Francisco Franco était bel et bien un dictateur et un homme autoritaire, il n´était pas pour autant un fasciste dans le sens le plus strict du terme. Sans blanchir le franquisme, l´auteur  mettait souvent l´accent, surtout dans les dernières années de sa vie,  sur la responsabilité écrasante de la gauche espagnole dans le déclenchement de la guerre civile et la nature, selon lui, de plus en plus totalitaire du régime du Front Populaire.

Il y a bien des écrivains qui, à chaque livre écrit, changent de registre. Est-ce un défaut ? On ne saurait le dire, sauf que, parfois, on a du mal à reconnaître, chez eux, une voix intérieure, et c´est, à vrai dire, ce fait qui différencie d´ordinaire un écrivain d´un auteur de livres. Les grands écrivains n´écrivent pas que des livres, ils construisent une œuvre. Toujours fidèle à sa manière, Michel del Castillo était assurément ces dernières années un des rares écrivains français à se prévaloir d´avoir, au fil des années, construit une œuvre. On ne peut que s´incliner devant sa mémoire.

 

 

 

 

 


mercredi 15 janvier 2025

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le roman Les grandes patries étranges de Guillaume Sire, publié aux éditions Calmann-Lévy.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/les-grandes-patries-etranges-un-roman-de-guillaume-sire-402429



vendredi 3 janvier 2025

La mort de David Lodge.

 


C´est avec une énorme tristesse que l´on vient d´apprendre la mort à Birmingham, à l´âge de 89 ans, de l´écrivain anglais David Lodge- né le 28 janvier 1935 à Brockley dans le sud de Londres- connu notamment pour la trilogie dans laquelle il dépeint avec ironie le milieu universitaire. Son décès fut annoncé, ce vendredi 3 janvier, par sa maison d'édition Vintage Publishing (du groupe Random House). Son éditrice Liz Folley précise dans un communiqué que "sa contribution à la culture littéraire a été immense, tant par ses critiques que par ses romans magistraux et emblématiques qui sont déjà devenus des classiques".

Il a grandi dans un milieu modeste, dans la banlieue sud de Londres, où l'université était un "territoire inconnu". L'écrivain est un pur produit de la méritocratie de l'Angleterre des années 1950. Poussé par les professeurs de son collège, cet élève talentueux entre à l'University College de Londres pour y suivre des études en littérature et devient plus tard  enseignant de littérature anglaise à l´université.

Le dernier volet de son autobiographie, Varying Degrees of Success : A Memoir,(en français, Réussir, plus ou moins), est paru en France en 2023. Il y avait été fait chevalier de l'ordre des Arts et des lettres en 1997.