Hans Fallada ou
l´honneur des petites gens.
Dans son essai tout récent Les Irresponsables –Qui a porté Hitler au
pouvoir (éditions Gallimard), l´historien français Johann Chapoutot raconte
comment un consortium libéral-autoritaire, tissé de solidarités d´affaires, de
partis conservateurs, nationalistes et libéraux, de médias réactionnaires et
d´élites traditionnelles, a ouvert la voie à la déferlante nazie qui a sévi sur
l´Allemagne et l´Europe. L´étude de Johann Chapoutot repose sur la lecture
minutieuse des archives politiques, des journaux intimes, correspondances,
discours, articles de presse et Mémoires des acteurs et témoins majeurs.
Néanmoins, si une clique infecte, bourgeoise et irresponsable a hypothéqué
l´avenir immédiat de l´Allemagne et sacrifié la démocratie à l´autel de ses
intérêts personnels, nombre de citoyens anonymes et de petites gens ont tenu
tête à la bête immonde et résisté comme ils pouvaient, d´ordinaire au risque de
leur vie, afin de sauver leur pays et chasser du pouvoir le clan hideux qui
s´en était emparé.
Un des romans qui ont le mieux retracé la résistance du peuple allemand au
Troisième Reich et les conditions de survie pendant la Seconde Guerre Mondiale fut sans conteste Seul dans Berlin de Hans
Fallada. En allemand, le livre s´intitule Jeder stirbt für sich allein,
littéralement Chacun meurt pour lui seul. Il est fondé sur l´histoire réelle
d´Otto et Elise Hampel, exécutés le 8 avril 1943 à la prison de Plötzensee pour
des actes de résistance et dont le dossier à la Gestapo fut transmis à Hans
Fallada après la guerre (j´y reviendrai). Ce roman dépeint avec un indéniable
réalisme les bassesses de la nature humaine soumise à la peur et à la haine. Il
met en valeur le courage de ceux qui honorent leurs principes et refusent de
pactiser avec l´innommable.
L´intrigue de Seul dans Berlin débute en 1940. Berlin fête la campagne de
France. La ferveur nazie est au plus haut. Derrière la façade triomphale du
Reich se cache un monde de misère et de terreur. Ce roman raconte le quotidien
d´un immeuble modeste de la Rue Jablonski où cohabitent persécuteurs et
persécutés. D´une part, il y a Baldur Persicke, jeune recrue des SS qui
terrorise sa famille. D´autre part, il y a Frau Rosenthal, juive, dénoncée et
pillée par ses voisins, ou les Quangel qui, désespérés d´avoir perdu leur fils
au front, inondent la ville de tracts contre Hitler et déjouent la Gestapo
avant de connaître une effroyable descente aux enfers. De ce roman, paru à titre posthume, en Allemagne,
en 1947 –l´année de la mort de l´auteur -, ne fut traduit en France qu´en 1967
chez Plon. Sur Seul dans Berlin, l´écrivain juif italien Primo Levi, rescapé
d´Auschwitz, a écrit qu´il s´agissait d´un des plus beaux livres sur la
résistance allemande antinazie.
L´histoire de ce roman mérite que l´on s´y attarde un petit peu. Le roman
fut rédigé en deux mois seulement dans la zone sous contrôle soviétique (qui
allait devenir la RDA). Le sujet avait été proposé par Johannes Robert Becher,
écrivain réputé et responsable culturel du Parti Communiste Allemand qui sera
nommé Ministre de la Culture de la RDA. Il avait remis à Hans Fallada le
dossier de la Gestapo cité plus haut. Ce dossier portait sur la traque d´un
couple d´ouvrier berlinois, Otto et Elisa Hampel, on l´a vu, qui pendant plus
de deux ans avaient écrit des tracts et des cartes appelant la population à la
résistance contre le régime hitlérien qu´ils déposaient un peu partout dans
Berlin. Arrêtés en 1942, ils avaient été condamnés à mort et pendus. Le livre
est paru peu après la mort de Hans Fallada chez Aufbau-Verlag, mais amputé de
près d´un tiers. De nombreux passages et même un chapitre entier (le chapitre
17) ont disparu. Comme nous le rappelle Alain Pujat dans «Une lecture suivie de
Seul dans Berlin de Hans Fallada», paru en 2021 sur le site Mémoires en jeu
(memoires-en-jeu.com), «Les œuvres autorisées à paraître en zone soviétique
doivent donner une représentation idéalisée de la lutte contre le nazisme et du
peuple allemand qui a pu être abusé, écrasé par une dictature, mais qui, dans
ses profondeurs, ne s´est pas donné au national-socialisme. Mais les dossiers
de la Gestapo révélaient une réalité plus complexe. On y apprenait que la
factice Eva Kluge ainsi que les Quangel (non de fiction des Hampel), avant de
devenir des résistants, avaient appartenu au parti national-socialiste ou à des
organisations satellites. Et le roman donnait sur la vie quotidienne des
Berlinois et sur le fonctionnement de la police nombre de détails véridiques et
gênants. De même que le régime stalinien retouchait les photos officielles en y
faisant disparaître l´image des dirigeants tombés en disgrâce, les éditeurs de
Fallada ont rectifié la représentation du peuple donnée dans le livre, en
procédant à d´amples coupes». Il a fallu attendre 2011 pour qu´eût paru une
nouvelle version, intégrale cette fois, toujours chez Aufbau. En France, une
nouvelle traduction a vu le jour en 2014 chez Denoël.
Hans Fallada était le nom de plume de Rudolf Wilhelm Adolf Ditzen, né le 21
juillet 1893 à Greifswald (en Poméranie). Son pseudonyme Hans Fallada renvoie à
deux personnages des contes des frères Grimm : le héros de Hans im Glück
et le cheval nommé Falada de Die Gänsemagd. Il est de la même génération que
Johannes Robert Becher, déjà cité, Bertold Brecht, Kurt Tucholsky, ou Walter
Benjamin, des auteurs qui sont nés dans l´Empire Allemand sur son déclin, qui
ont connu, au début de leur âge adulte, la chute de l´Empire avec la Première
Guerre Mondiale, et qui vivront seulement quatorze années de démocratie
parlementaire avant que le nazisme ne prenne le pouvoir et que n´éclate la Seconde
Guerre Mondiale.
Il est né au sein d´une famille aisée. Son père Wilhelm Ditzen, magistrat,
voulait bien que son fils eût marché sur ses traces, mais le jeune Rudolf, qui
entretenait une relation conflictuelle avec son géniteur ne s´intéressait
nullement à une carrière de juriste. À la fin du dix-neuvième siècle, alors que
Rudolf était encore un enfant, la famille avait déménagé d´abord à Berlin, puis
vers 1909 à Leipzig.
En 1911, sa vie fut marquée par un drame. Élève au Fürstliches Gymnasium
(Lycée princier) à Rudolstadt en Thuringe, il a fait un pacte suicidaire sous
couvert d´un duel avec son ami Hans Dietrich von Necker qui a fini par mourir
tandis que Rudolf a survécu à de graves blessures. Il fut dans un premier temps
inculpé de meurtre avant d´être admis dans une clinique psychiatrique à Iéna
pour une courte durée, puis à Tannenfeld en 1912.
Hans Fallada a quitté les études secondaires sans diplôme et a décidé de
faire un apprentissage agricole. Il a eu de divers emplois dans cette branche
d´activité sans avoir jamais atteint une stabilité professionnelle et
financière. Par ailleurs, il a connu d´autres ennuis découlant de la vie
déréglée et sans but qu´il menait : de 1917 à 1919, il a suivi plusieurs
cures de désintoxication (alcool et morphine) et a séjourné en prison à au
moins deux reprises, trois mois en 1924 et deux ans et demi à partir de 1926.
Après son mariage en 1919 avec Anna Margarete Issel –dont il aura trois
enfants – sa vie a pris finalement un tournant décisif et il a pu travailler
dans le secteur de l´édition –notamment chez Ernst Rowohlt à Berlin –et faire
du journalisme jusqu´à ce qu´il ait pu enfin vivre de ses droits d´auteur.
Entre-temps, il avait déjà commencé à écrire et publier des romans. Son premier roman Der junge Godeschal -inédit en français tout comme le deuxième Anton und Gerda - fut écrit en 1920, mais n´est paru qu´en 1923. C´étaient les turbulentes années vingt en Allemagne où l´instabilité politique de la jeune et fragile République de Weimar côtoyait l´effervescence artistique et littéraire qui a fait de Berlin en quelque sorte la capitale culturelle de l´Europe dans cette décennie-là. Néanmoins, Hans Fallada n´a jamais vraiment fait partie de ce bouillonnement culturel, lui, qui ne s´identifiait à aucun courant littéraire spécifique et qui dans ses romans décrivait plutôt la vie de petites gens. Il était un écrivain populaire, loin des inquiétudes de l´élite littéraire allemande, mais son premier succès, il ne l´a connu qu´en 1931 avec Bauem, Bonzen und Bomben que l´on peut traduire littéralement par Paysans, Gros Bonnets et Bombes, mais qui a paru en français en 1942, chez Sorlot (1) sous le titre Levée de Fourches. Le roman évoque les révoltes paysannes de Neumünster lors de la crise de 1928-29.
C´était le début d´une véritable carrière littéraire qui ne fut pas pour
autant exempte de soucis. Avec l´ascension du pouvoir nazi, Hans Fallada,
plutôt qu´apprécié, fut surtout toléré.
En 1933, il a même subi une arrestation de courte durée (onze jours) par la
S.A- organisation paramilitaire dont est ensuite issue la SS- après avoir été
dénoncé pour des propos tenus à l´écrivain Ernst von Solomon, figure majeure de
la Révolution Conservatrice (2). À la
suite de cette arrestation et de la consolidation du nazisme en Allemagne, il
s´est retiré dans une ferme qu´il avait acquise à Carwitz (un hameau de
pêcheurs de la commune de Feldberg) et dans le Mecklemburg où il s´est
entièrement consacré à l´écriture. Il est devenu un écrivain prolifique,
publiant à un rythme d´au moins un livre par an, mais ses conditions
matérielles demeuraient tout autant précaires.
En juillet 1944, il a divorcé d´avec Anna Margarete Issel, mais un nouvel
épisode violent contre son ex-épouse peu après a entrainé son incarcération. Il
a fait ensuite la connaissance d´Ursula Losch qu´il a épousée en 1945.
Hospitalisé en raison de ses problèmes d´addiction, Hans Fallada est mort
d´un arrêt cardiaque le 5 février 1947, à Berlin, à l´âge de 53 ans.
Son œuvre est composée d´une trentaine de titres dont quasiment une dizaine
ont paru à titre posthume. Il manque encore une immense correspondance inédite
découverte en Israël en 2011. En français, moins d´une dizaine de ses titres
ont été traduits dont à peine cinq sont en ce moment disponibles, les autres
étant hors commerce depuis quelque temps.
Outre Seul dans Berlin, sans doute son roman le plus emblématique, les autres romans que le lecteur français peut
trouver s´il veut découvrir l´œuvre de Hans Fallada sont –tout comme Seul dans
Berlin, d´ailleurs –disponibles dans la collection de poche Folio chez
Gallimard, tous traduits de l´allemand par Laurence Courtois.
Dans Le buveur (Der Trinker), on a
affaire à l´histoire d´Erwin Sommer, citoyen estimé de sa ville qui mène une
vie paisible. Heureux propriétaire d´un magasin florissant de produits
agricoles, il est marié à Magda depuis une quinzaine d´années. Néanmoins, une
foule d´échecs professionnels et de tensions avec sa femme le fait sombrer dans
l´alcoolisme. Il découvre alors la plénitude de l´ivresse, les joies de la
débauche et de l´oubli. Lucide sur sa dépendance et sa lâcheté, Erwin Sommer ne
quitte pas pour autant la boisson, précipitant sa déchéance. Ce roman, rédigé
en 1944, est à la fois un témoignage brûlant d´une dépendance dont l´auteur
lui-même n´est jamais parvenu à se départir et une peinture réaliste et amère
des bas-fonds de la société allemande.
Du bonheur d´être morphinomane (Gute Krüsliner Wiese rechts) est un recueil
de nouvelles où l´écrivain met en scène le quotidien d´un morphinomane :
un alcoolique cherche à se faire emprisonner pour arriver enfin à se
désintoxiquer ; une paysanne au mari jaloux perd son alliance pendant la
récolte de pommes de terre ; un cambrioleur rêve de retourner en prison où
la vie est, au bout du compte, si tranquille ; enfin, un mendiant vend sa
salive porte-bonheur. Hans Fallada nous brosse un portrait passionnant de son
époque, une époque qui tend peut-être un miroir singulier à la nôtre.
Quoi de neuf, petit homme ? (Kleiner Mann-Was nun ?) – qui dans la première traduction française (de Philippe Boegner, en 1933) s´intitulait Et puis après ?- nous plonge dans l´Allemagne des années trente. Johannes Pinneberg, petit comptable de province, et Emma Mörschel, fille d´ouvriers, s´aiment d´un amour sans nuage. Ils décident de se marier lorsqu´ils découvrent la grossesse d´Emma. Cependant, en ces années noires, construire une vie en famille n´est aucunement une partie de plaisir. La société allemande est rongée par la crise économique et les conflits sociaux et idéologiques. Ils ont beau lutter, tout semble les pousser vers le fond. Dans ce roman, l´auteur dépeint avec brio la vie des petites gens et les affres de la République de Weimar. Quoi de neuf, petit homme ? tient de la satire sociale et du roman d´amour. D´aucuns considèrent ce titre comme l´un des chefs d´œuvre de la littérature allemande d´avant-guerre.
Enfin, Le Cauchemar (Der Alpdruck) est le dernier roman en date de l´auteur
traduit en France. L´intrigue se déroule en 1945, toujours en Allemagne. Le
couple Doll, contrairement au reste du village, accueille avec espoir l´arrivée
des troupes russes. Étant donné qu´il ne s´est pas compromis pendant la guerre,
Herr Doll est désigné maire par intérim. Toutefois, les villageois renâclent
devant cette perspective. Confronté à leur bassesse et leur jalousie, le couple
décide de fuir pour Berlin. Au cœur de leur périple à travers les ruines et la désolation,
les Doll devront s´accrocher à chaque étincelle d´humanité…
S´il n´a pas la réputation et l´audience à l´étranger d´autres écrivains de
sa génération, Hans Fallada est néanmoins, sans l´ombre d´un doute, un nom
indiscutablement original,
populaire et incontournable de la
littérature allemande du vingtième siècle.
(1)Fernand Sorlot (1904-1981) fut un éditeur français connu pour avoir
publié la première édition française de Mein Kampf (Mon combat) d´Adolf Hitler
en 1934. Proche de Charles Maurras, il fut condamné en 1948 à vingt ans
d´indignité nationale et à la confiscation de ses biens pour ses activités
d´éditeur pendant l´occupation allemande de la France.
(2) La Révolution Conservatrice,
surnommée souvent comme un «pré-fascisme allemand», fut une mouvance théorique
qui, en Allemagne entre les deux guerres, a précédé le nazisme, même si elle
n´y est aucunement assimilable.