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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 29 mai 2016

Chronique de juin 2016.




  L´âme d´un censeur.


Dans une critique publiée en 2011 dans l´excellent magazine littéraire mexicain Letras Libres sur un livre du Polonais Slawomir Mrozek, l´écrivain argentin Patricio Pron, évoquant les difficultés des intellectuels du temps du communisme en Europe de l´Est, rappelait des histoires qui circulaient  à l´époque et comment l´humour était parfois un bel antidote contre le totalitarisme. Ainsi une blague en Union Soviétique dénombrait-elle les préceptes auxquels les écrivains nationaux devraient s´en tenir : « Ne pensez pas. Si vous pensez, ne parlez pas. Si vous pensez et parlez, n´écrivez pas. Si vous pensez, parlez et écrivez, alors, ne signez pas. Si vous pensez, parlez, écrivez et signez, alors, après, ne vous plaignez pas». Une autre blague concernait une conversation entre un secrétaire du politburo et un de ses subalternes. Dans cette blague, le secrétaire pose la question suivante : «Camarade Rabinovitch, avez-vous une opinion sur ce sujet ?» Et l´autre lui répond : «Oui, camarade, j´ai bien une opinion là-dessus, mais je ne suis pas d´accord avec elle».
Ces blagues aidaient peut-être les gens à éluder la grisaille et l´immobilisme de ce temps-là, mais la censure était une chose bien plus atroce que ces blagues. L´article de Patricio Pron m´est venu à l´esprit en lisant Les âmes rouges, le premier roman de Paul Greveillac, paru en janvier aux éditions Gallimard et, je vous assure, quel magnifique premier roman !
Paul Greveillac
De Paul Greveillac, on sait qu´il est né en 1981 et qu´il a fait des études de lettres avant d´intégrer Science-Po. Qu´ensuite il a vécu à Vienne, Shanghai et Dublin et que, de retour à Paris, il travaille maintenant dans une grande entreprise de l´Internet. En 2014, il a publié un recueil de nouvelles intitulé Les fronts clandestins sur des Justes pendant la seconde guerre mondiale.  Le sujet de ce premier roman,  Les âmes rouges,  est justement la censure dans l´ancienne Union Soviétique.
 «Pour Vladimir Sergueïevitch Katouchkov l´année 1956 fut, plus que pour une autre, terrible. Mais encore une fois, il survécut –et le monde autour de lui survécut. Et il commençait à ne plus même s´en étonner.». C´est ainsi que débute le second chapitre du roman. 1956 fut l´année où les espoirs des démocrates hongrois qui croyaient à un socialisme à visage humain se sont évanouis, mais Vladimir Katouchkov semble-t-il ne s´étonnait aucunement de ce qui se produisait ailleurs dans cette année terrible puisqu´il avait d´autres chats à fouetter. Il était au bout du compte un homme du système, lui qui était un censeur, dans un secteur, la culture, enrégimentée afin de servir l´Etat. Louis XIV aurait dit un jour : «L´Etat, c´est moi». En Union Soviétique, en 1956, l´État n´était pas le chef comme peut-être du temps de Staline, ni le Parti communisme, ni le peuple, c´était peut-être une idée indéfinie de Révolution. Pour abreuver cette idée de révolution d´une pureté à toute épreuve, on ne concevait nullement des fissures dans un édifice censé être le plus scientifique possible. Les fissures pouvaient être incarnées par ces intellectuels –écrivains, cinéastes, peintres, sculpteurs, musiciens- ces sacrés ingrats, d´après l´orthodoxie officielle, qui pouvaient jouir de tous les privilèges. Il leur suffirait de souscrire inconditionnellement aux préceptes du parti et ne pas tarir d´éloges sur l´avenir radieux que l´on pourrait entrevoir à l´horizon.
Mais la vie n´est pas parfaite et un soir, par hasard, Vladimir Katouchkov, Russe, censeur au GlavLit, qui statue sur tout ce qui paraît dans le pays,  rencontre Pavel Golchenko, Ukrainien, projectionniste au Goskino, le cinéma des officiels du Parti. De cette rencontre naît une amitié improbable, quoique les deux institutions pour lesquelles chacun d´entre eux travaille soient des institutions où sont quotidiennement interdites, coupées, asservies les œuvres d´une nouvelle génération d´écrivains et de cinéastes qui tente de s´épanouir depuis la mort de Staline. La mort de celui qui était surnommé le père des peuples en 1953 et l´intronisation de Nikita Krouchtchev comme leader suprême de la jeune Union Soviétique ont ouvert une ère nouvelle de dégel. En 1956-toujours cette année symbolique-Krouchtchev, lors de la tenue du vingtième congrès du PCUS le 25 février, a dénoncé les politiques répressives de son prédécesseur, mais dans l´essentiel, c´est-à-dire dans la structure bureaucratique de l´appareil soviétique, les changements n´ont pas été aussi profonds que cela. On croyait encore à l´édification d´une société nouvelle, où l´on contribuerait à l´émergence de l´homme nouveau, où les travailleurs auraient tous les droits-mais pas celui de s´exprimer librement- délivrés des chaînes du capitalisme triomphant qui sévissait à l´Ouest.
Katouchkov, le censeur, est un homme intelligent. Il s´intéresse à la littérature et en ces années moroses aime particulièrement la prose de Vassili Grossman et son admirable Vie et Destin («des pages d´une puissance et d´une humanité rares»), mais par prudence il empêche sa publication, comme celle d´autres livres, soviétiques ou étrangers, parfois grâce à des complicités des camarades occidentaux. Ainsi, un coup de fil à Aragon suffit-il pour faire interdire La Peste d´Albert Camus. Par contre, Brave New World(Le meilleur des mondes), roman contre-utopique d´Aldous Huxley, est tronqué, caviardé à telle enseigne que l´édition soviétique n´aura qu´un nombre de pages bien inférieur à l´original anglais. La  mère de Katouchkov eût aimé qu´il fût écrivain, une dame croyante éprise des vers lumineux d´Anna Akhmatova, mais lui, faute de devenir écrivain,  se passionne pour le cinéma de Tarkovski et entretient cette amitié sui generis avec le projectionniste Pavel Golchenko. Il épouse une fille dénommée Agraféna à qui il ne peut s´empêcher de lire les samizdats censurés, mais à la fin, déçu et dégoûté par le système, il finit par en dénoncer la fausseté, la langue de bois, la supercherie.
Les âmes rouges est un roman sur la mélancolie, la grisaille du communisme et des lendemains qui n´ont jamais chanté. Si en lisant ce roman on plonge dans le quotidien des personnages fictifs enfantés par l´auteur et dans les intrigues qu´il tisse, on côtoie aussi  la grande Histoire. On suit, par exemple, la détente kroutchévienne, la crise cubaine et la crise-presqu´oubliée-dominicaine aussi bien que l´ampleur à l´Ouest de la dissidence soviétique.
Dans ce roman, l´auteur nous rappelle avec brio les polémiques que suscitait à chaque automne l´annonce du Prix Nobel de Littérature toutes les fois qu´il concernait un auteur du pays.  En 1965, un an après ce que l´on pourrait dénommer la «normalisation brejnévienne», le régime ne peut cacher sa joie devant l´attribution du Prix à Mikhaïl Cholokhov, un écrivain choyé par le régime dont Le Don paisible a tiré à plusieurs millions d´exemplaires. C´était comme si l´honneur était lavé après l´affront Pasternak en 1958.  Le 10 décembre, au dîner de gala, à Stockholm ,Cholokhov, alors que nombre de ses confrères croupissaient dans les geôles, prononçait un véritable manifeste du réalisme socialiste dont Paul Greveillac publie un extrait dans son roman: «Je suis fier que ce prix ait été attribué à un Russe, à un écrivain soviétique. Je représente aujourd´hui la multitude des écrivains de mon pays natal. (…)À mon sens, les vrais pionniers sont les artistes qui rendent manifestes, dans leurs travaux, un contenu nouveau, les caractéristiques déterminantes de la vie contemporaine.(…)Je parle d´un réalisme qui porte en son sein le concept de régénération de la vie, de la rénovation de la vie pour le bénéfice de l´humanité. Je fais référence, bien sûr, au réalisme que nous décrivons comme socialiste. (…)Je fais partie de ces auteurs qui considèrent comme leur plus grand honneur(…) d´avoir la chance d´utiliser sans aucune entrave leur plume au service du peuple travailleur.»
La dissidence serait de nouveau à l´ordre du jour avec l´attribution en 1970 du prix Nobel de Littérature à Alexandre Soljenitsyne. Connu dans la période du dégel à la faveur de la parution en 1962, dans la revue Novy Mir, de son roman Une journée d´Ivan Denissovitch, Soljenitsyne est devenu au fil des ans un personnage encombrant pour le régime soviétique. Son audience n´a cessé de croître à l´Ouest surtout après la publication du monumental Archipel du Goulag. Ce livre a déboussolé la bureaucratie et la censure soviétiques. Comment fut-il possible –s´interrogeait-on –qu´un homme sous stricte surveillance eût pu compiler, entre 1958 et 1967(y compris donc depuis la soi-disant normalisation brejnévienne), les témoignages de plus de deux cents anciens du goulag (une expérience concentrationnaire qu´il avait lui-même vécue entre 1945 et 1956) ? C´est tout bonnement parce que chaque appareil répressif et bureaucratique aussi raffiné soit-il dans ses procédures totalitaires a –heureusement-ses couacs.
Ce roman couvre trente-cinq ans de censure soviétique, des années cinquante jusqu´à l´effondrement de l´Union Soviétique et il est un vibrant hommage à tous les dissidents soviétiques qui vivaient constamment sous la corde raide, muselés, craignant la délation –qui pouvait même venir de quelqu´un de leur entourage- susceptible de les expédier dans le goulag. Un hommage aussi à ceux qui ont appris par cœur, recopié ou enterré, au péril de leur vie, des textes pour les sauver de l´oubli. Mais cette fiction de Paul Greveillec raconte aussi en filigrane la fin d´une utopie. L´utopie qui a promis le paradis sur terre et qui a créé une sorte d´enfer pour ceux qui rechignaient à se soumettre aux préceptes révolutionnaires. Tout un appareil répressif et bureaucratique fut mis sur place pour bâtir ce beau rêve qui a viré au cauchemar, mais où tous n´étaient pas forcément des salauds. C´est que les dictatures de tous bords ont d´ordinaire un malheureux savoir -faire pour anesthésier les gens…
Malgré quelques lourdeurs ici ou là- très ponctuelles, il faut le dire-, ce livre de Paul  Greveillac est porté par un indiscutable souffle romanesque. Il nous fait vivre une époque révolue que les plus jeunes n´ont pas vécue et dont ils ignorent presque tout, eux qui vivent sous une autre forme d´anesthésie dans un monde où le socialisme scientifique  semble ringard voire mort, un monde néanmoins guetté par toutes sortes d´autres dangers.
 Les âmes rouges est un remarquable premier roman. Une vraie réussite.  


Paul Greveillac, Les âmes rouges, éditions Gallimard, Paris, 2016.




 

mardi 10 mai 2016

Centenaire de la naissance de Camilo José Cela.




Ce mercredi, 11 mai, on signale le centenaire de la naissance de l´écrivain espagnol Camilo José Cela. Né à Iria Flavia, près de La Corogne, il fut l´une des figures de proue de la littérature espagnole de la deuxième moitié du vingtième siècle.
Son premier roman, La familia de Pascual Duarte(La famille de Pascual Duarte), paru en 1942, est d´un réalisme sec et rugueux et d´une âpreté qui lui ont valu l´épithète de «tremendiste». Il a publié ensuite d´autres livres dont La colmena(La ruche)et petit à petit sa littérature a évolué vers des techniques expérimentales et novatrices. San Camilo 1936(1969) et Mazurca para dos muertos(Mazurka pour deux morts), paru en 1983,.sont deux autres titres fondamentaux dans la  bibliographie.de cet auteur qui a écrit aussi de la poésie, des essais, des récits de voyage, des nouvelles et des ouvrages autobiographiques.
Jouant un rôle ambigu pendant le franquisme, il a acquis sa vraie notoriété après le retour du pays à la démocratie.En 1983, il a reçu le Prix National de Narration, en 1987, le Prince des Asturies,en 1989, le Nobel de Littérature, en 1994 le Prix Planeta et en 1995, le Cervantes. 
Camilo José Cela s´est éteint à Madrid, le 17 janvier 2002, à l´âge de 85 ans.