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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mardi 29 décembre 2015

Chronique de janvier 2016





Gabriel García Márquez en journaliste éclairé.


Lorsque le 17 avril 2014 il a poussé -à Mexico où il vivait- son dernier soupir, les amants de la littérature de par le monde ont pleuré la disparition de celui qui était sans l´ombre d´un doute une vraie légende vivante. On n´ignorait pas que le Colombien Gabriel García Márquez, né à Aracatara le 6 mars 1927, pourrait s´éteindre à tout instant depuis qu´on lui avait diagnostiqué un cancer lymphatique en 1999, mais la mort, aussi annoncée soit-elle - «la mort, cet animal somnambule des patios de la mémoire», comme l´a écrit un jour le grand poète portugais Eugénio de Andrade-,  nous prend toujours au dépourvu. García Márquez était frôlé par le spectre de la camarde qui rôdait, mais on n´osait pas trop y croire. Quoiqu´il y eût survécu encore plusieurs années, cette tumeur l´a considérablement affaibli à telle enseigne que l´écriture-la passion de sa vie-fut réduite à la portion congrue. Dans notre mémoire, restent gravés les éblouissants romans que son intarissable talent nous a prodigués, Cien años de soledad(Cent Ans de solitude), El amor en los tiempos del cólera (L´amour aux temps du choléra), La Hojarasca(Des feuilles dans la bourrasque), Crónica de una muerte anunciada(Chronique d´une mort annoncée) et tant d´autres titres, romans, contes, nouvelles, mémoires qui ont enchanté plus d´une génération de lecteurs. De García Márquez- qui s´est vu décerner le Prix Nobel de Littérature en 1982-on se souviendra aussi de ses engagements politiques à gauche comme le soutien à Fidel Castro et de sa brouille avec l´ami Mario Vargas Llosa qui contrairement à ce que l´on a souvent insinué n´était pas due à des raisons politiques mais plutôt à une affaire de jupes.
Si sa fiction est néanmoins plébiscitée, son œuvre journalistique est peut-être moins connue. C´est en quelque sorte dans ce registre-même s´il tient aussi du livre de voyages, naturellement-que l´on pourrait inclure un ouvrage de l´auteur que les éditions Random House Espagne viennent de faire paraître à titre posthume, intitulé De Viaje por Europa del Este (En voyageant par l´Europe de l´Est). Ce sont en effet des impressions de voyage-entre un ton un tant soit peu mémorialiste, un tantinet journalistique-à partir d´un périple qu´il avait effectué en compagnie de deux amis (Jacqueline, une Française, et Franco, un Italien) dans la deuxième moitié des années cinquante (vers 1957) dans les anciens pays communistes-nouvellement communistes à l´époque- de l´Europe Orientale. Ce déplacement a compris des voyages en RDA, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Union Soviétique et en Hongrie. Or le moins que l´on puisse dire c´est que les convictions de Gabriel García Márquez, favorables à l´idéal communiste, n´ont nullement entamé le devoir d´objectivité du journaliste. Il observe, analyse, interroge, objecte, mais ses paroles, par-dessus le marché, expriment le souci de bien traduire ce qu´il a pu voir et entendre.
En RDA, première étape, ce qui impressionne tout d´abord García Márquez et ses compagnons c´est, cela va sans dire, le contraste avec la RFA. Il faut rappeler, d´ailleurs, que le mur de Berlin n´avait pas encore été construit et l´on pouvait aisément dresser toutes les comparaisons possibles. À une certaine opulence dans les boutiques et les supermarchés que l´on constatait en Allemagne de l´Ouest, il y avait pénurie de produits dans les étagères à l´Est. Même parmi ceux qui croyaient fièrement aux lendemains qui chantent, il y en avait qui regrettaient le rythme assez lent de certains changements. Partout où l´on se déplaçait, on vérifiait que la grisaille était le plus grand dénominateur commun. Les grands propriétaires d´autrefois coulaient encore des jours heureux, puisqu´ils avaient récemment touché les indemnités dues aux expropriations, mais l´argent ne durait pas à vie et les héritiers devraient forcément en payer les frais. Les  étudiants étaient particulièrement intransigeants. Deux jeunes filles rencontrées qui ne faisaient qu´étudier, recevant de surcroît une petite somme allouée par l´État, ne cessaient pourtant de pester contre la qualité de leurs vêtements et la situation générale du pays : «Que l´on ne nous donne pas de l´argent mais que l´on nous laisse parler librement». Chez elles, on ne pouvait pas lire les livres que l´on voulait comme à Paris où le nylon était un produit populaire. Quand García Márquez et son ami italien Franco leur eurent rétorqué qu´aux dernières élections le gouvernement avait eu 92% des voix, les interlocuteurs dont un sympathique Herr Wolf ont expliqué qu´il y avait toutes sortes de pressions qui s´exerçaient, au niveau des structures locales de voisinage ou de police qui conditionnaient le libre choix des citoyens. En plus, l´air peu souriant voire bourru des militaires soviétiques en poste en RDA-à la frontière ou où que ce fût-traduisait on ne peut mieux le malaise que l´on vivait quotidiennement.
La Tchécoslovaquie aura sans doute été l´étape la plus joyeuse de ce périple. Malgré un certain contrôle de la littérature et de la presse étrangère ainsi que la difficulté de voyager à l´extérieur, García Márquez y a remarqué l´énorme effervescence culturelle, des débats à foison, des publications florissantes comme si le Printemps de Prague survenu une décennie plus tard n´aurait été que le chant du cygne d´un régime qui s´était choisi une voie toute particulière de vivre et d´édifier le socialisme. L´égalité entre les sexes semblait ici également en avance par rapport aux pays voisins. On voyait les hommes dans la rue épauler les femmes et s´occuper des enfants.
En Pologne, on vivait encore sous le signe de la reconstruction, surtout à Varsovie, terrassée pendant la seconde guerre mondiale. Deux aspects sautaient aux yeux du premier coup : le fort catholicisme – principalement à Cracovie, «ville d´un conservatisme hermétique»- et la méfiance à l´égard des Soviétiques. Les jeunes semblaient plus actifs politiquement qu´ailleurs et l´on respirait une certaine liberté au niveau artistique. On pouvait railler à peu près tout le monde, le seul intouchable étant Wladislav Gomulka, leader historique communiste polonais, tombé en disgrâce et écroué pendant les premières années du communisme, mais réhabilité et devenu président après un processus de déstalinisation. L´avidité de lecture des Polonais et l´influence culturelle française étaient des faits qui avaient aussi tapé dans l´œil des visiteurs.  À cette époque, catholicisme et communisme paraissaient faire plutôt bon ménage, en Pologne…
La partie la plus attendue du voyage en est pour des raisons évidentes l´Union Soviétique, où cette fois-ci l´auteur était intégré dans une délégation colombienne à un Festival International s´y déroulant. Le pays était immense, comme on le sait. Aujourd´hui encore, malgré l´écroulement de l´ancienne URSS, la Russie qui en était le noyau central est le plus grand pays au monde.  L´une des choses qui aient le plus frappé García Márquez dans ce périple dans la patrie des Soviets était l´excellente qualité des trains ce qui configurait un contraste flagrant avec la pénurie étalée au grand jour dans le quotidien des gens. Pourtant, il fallait bien que les trains fussent confortables étant donné les distances parcourues pour longer le pays, par exemple. De Vladivostok aux confins du pays partait un train lundi matin qui n´arrivait à Moscou que le dimanche soir, donc une semaine pour effectuer le trajet ! Puis, le souci avec les passagers était de mise. Dans les villes les plus importantes, il y avait une ambulance dans la gare. Une équipe composée d´un  médecin et de deux infirmières montait dans le train pour ausculter les malades. Ceux présentant des symptômes de maladies contagieuses étaient transportés séance tenante dans un hôpital et le train était aussitôt désinfecté.       
Dans l´ensemble, les Russes ont laissé une bonne impression, plutôt avenants et essayant de plaire aux visiteurs, même quand ils ne maîtrisaient pas d´autre langue que la leur. García Márquez nous raconte même des épisodes cocasses, comme celui d´un délégué allemand qui dans une gare d´Ukraine a fait devant une jeune fille l´éloge de sa bicyclette russe. La jeune fille a dit au délégué qu´elle la lui offrait en signe d´amitié. Le délégué s´y est opposé mais quand le train a démarré elle a lancé, avec l´aide de la foule, la bicyclette à l´intérieur du train en cassant involontairement la tête au délégué qui une fois arrivé à Moscou se promenait joyeusement en vélo la tête bandée !  
García Márquez a rencontré dans ce périple des Espagnols, enfants de réfugiés de la Guerre Civile («hijos de Rojos»). Ils maniaient tous parfaitement le castillan. D´aucuns étaient néanmoins rentrés en Espagne, mais faute de travail ils étaient retournés en Russie où ils gagnaient pas mal en tant qu´ouvriers spécialisés. Tous ne portaient pourtant pas Staline dans le cœur. Le père des peuples était incessamment un sujet de conversation pendant  tout le séjour. La plupart des Russes voulaient oublier l´époque stalinienne. On évoquait quand même avec une certaine fierté ce que le pays avait accompli en près de quatre décennies d´édification du socialisme. Parfois, ils étaient fiers de choses qu´ils croyaient avoir inventées, mais qui l´avaient déjà été par d´autres. C´était la conséquence du manque d´information et de l´absence d´une presse libre. Les œuvres censurées étaient légion dont celles de Kafka pour sa métaphysique pernicieuse. Franz Kafka, décédé en 1924, n´aurait jamais soupçonné qu´un jour dans un pays européen se passeraient des situations qui pourraient ressembler on ne peut mieux à l´univers labyrinthique et bureaucratique qu´il avait enfanté…
Enfin, la Hongrie fut la dernière étape de ce périple en Europe de l´Est. Ce fut le pays où García Márquez fut le plus surveillé. La police et les interprètes ne lâchaient jamais les visiteurs.  Le souvenir de l´insurrection d´octobre 1956 était présent dans tous les esprits. La répression avait causé plus de deux mille morts. Imre Nágy l´ancien président, fut exécuté et remplacé par János Kádar, un suppôt des Soviétiques. Les signes de la destruction étaient encore visibles à Budapest quasiment un an après la révolte et le nouveau président régnait par la terreur.
L´une des rares occasions où García Márquez soit parvenu à échapper à la surveillance, il s´est promené un peu en ville et est monté dans un tramway où tout le monde avait peur de parler à un étranger. ..       

 
Presque soixante ans après les événements, la parution de ce livre nous restitue une époque où, en dépit de la période stalinienne en URSS et de l´insurrection en Hongrie par exemple, l´intelligentsia progressiste de par le monde croyait encore aux lendemains  qui chantent. Gabriel García Márquez faisait partie de ceux-là, mais son idéal n´a pas mis sous le boisseau son esprit critique, qualité fondamentale des vrais journalistes.  Lire ses impressions aujourd´hui ne fait qu´accentuer, outre le professionnalisme, l´excellence et les qualités humaines de celui qui fut indiscutablement un des plus grands écrivains mais aussi un des plus grands journalistes de la deuxième moitié du vingtième siècle.

Gabriel García Márquez, De viaje por Europa del Este, Literatura Random House, Barcelone, novembre 2015      

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