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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 29 mai 2015

Chronique de juin 2015






Friedrich Reck-Malleczewen, un aristocrate allemand.
 
Il y a soixante –dix ans l´Europe s´affranchissait finalement de l´hydre nazie qui pendant une douzaine d´années avait semé la terreur, d´abord en Allemagne, puis sur tout le vieux continent. Nombre d´historiens s´interrogent aujourd´hui encore sur les raisons qui auraient poussé un peuple aussi instruit que l´Allemand à succomber devant le chant des sirènes hitlériennes. Pour d´aucuns, l´hystérie qui s´est emparée des Allemands puise sa source dans l´humiliation subie par tout un peuple à la suite des sévères conditions imposées par le Traité de Versailles et les conséquences qui en ont découlé, dont le chômage, l´hyperinflation, bref la crise généralisée. C´est d´ailleurs l´argument le plus commun, mais peut-être n´explique-t-il pas tout. Quoi qu´il en soit,  plus important que de chercher les raisons de l´adhésion massive au message d´un fou-ou tant qu´à faire, celles qui ont amené tant de Français, par exemple, et d´autres peuples à collaborer avec l´occupant nazi de leur pays-c´est le travail de mémoire et l´hommage que l´on doit rendre à ceux qui en Allemagne, en France et ailleurs ont eu le courage de combattre les nazis, des façons les plus diverses, souvent au prix de leur vie.
En Allemagne, beaucoup d´intellectuels ont vu brûler leurs livres, ont dû s´exiler, mais d´autres sont restés en Allemagne, dans une sorte d´exil intérieur et couchant sur le papier leur détestation des butors qui gouvernaient leur pays. C´est le cas de Friedrich Reck–Malleczewen, fils d´un député conservateur et écrivain singulier puisque dérogeant aux canons traditionnels de l´intellectuel contestataire. Né le 11 août 1884 à Lyck, en Prusse-Orientale (aujourd´hui en Pologne) Friedrich Reck-Malleczewen, catholique, monarchiste, médecin de formation-métier qu´il délaisse pour se consacrer à l´écriture et au journalisme (critique de théâtre et chroniqueur régulier du prestigieux Süddeutsche Zeitung), Bavarois d´adoption, il s´est inventé-comme nous le rappelle Pierre –Emmanuel Dauzat –, un peu à la manière de Romain Gary ou d´André Malraux, des généalogies prestigieuses d´aristocrate prussien. Non pas pour revendiquer des droits, mais pour se donner des devoirs de «noblesse oblige» que «ses pairs» avaient travestis ou reniés au service des nazis. Il aimait à rappeler que les Allemands de l´Ouest avaient toujours du mal à comprendre l´autre Allemagne, celle qui va de l´Oural à la Prusse-Orientale et dont l´influence sur l´identité allemande était des plus pernicieuses. Se réclamant souvent de Heinrich Heine (1797-1856), que les nazis abhorraient (le tenant pour symbole du «poison juif»), il considérait que l´aristocratie de sang avait trahi son ascendance en ralliant Himmler et en se vendant pour un plat de lentilles. Il lui opposait une autre aristocratie, celle des valeurs.
Auteur de quelques romans à succès, Reck-Malleczewen fut pourtant proche dans un premier temps de l´expressionisme. Son roman Sif de 1926(traduit en français par La femme qui a tué) fut souvent rapproché du Professeur Unrat de Heinrich Mann, mais aussi de La Ronde d´Arthur Schnitzler et de certains écrits de Franz Werfel et d´Ernst Wiechert. Néanmoins, pour la postérité, son livre le plus fort (avec peut-être le roman Bockelson) reste La haine et la honte-Journal d´un aristocrate allemand, 1936-1941. Hannah Arendt l´a tenu pour un des témoignages les plus importants sur l´Allemagne d´ Hitler. Ils ne sont pas particulièrement nombreux les documents de haute qualité littéraire sur cette période sombre de l´histoire allemande écrits par des Allemands restés dans le pays. Il me vient à l´esprit les deux tomes du Journal de Viktor Klemperer (Mes soldats de papier et Je veux témoigner jusqu´au bout) et au niveau de la fiction le roman Seul dans Berlin de Hans Fallada. Le journal que Friedrich Reck-Malleczewen gardait enfoui dans son jardin et qu´il a tenu entre mai 1936 et octobre 1944, quelques semaines avant la deuxième incarcération qui l´a mené à Munich, puis au camp de Dachau où il est mort le 16 février 1945, est un document exceptionnel d´un homme intègre qui s´est fait fort de préserver jusqu´au bout sa dignité, refusant de se corrompre devant la monstruosité d´un régime qui a promu l´ignominie au rang le plus élevé de la hiérarchie de l´Etat. Il ne pouvait renier ses principes. En effet, comme il l´a écrit lui-même en septembre 1937:«Il était plus commode de fuir vers la civilisation que de demeurer dans cet avant-poste plein de dangers, que de rester dans la barbarie pour affronter l´illégalité». En effet, il n´a pas cherché à s´enfuir, il a dévisagé l´ennemi et a appelé de ses vœux la défaite de l´armée de son pays pour que la nation allemande puisse finalement renaître de ses cendres, tel le phénix.
Ce journal fut publié en français pour la première fois en 1968 chez Le Seuil et c´est grâce aux éditions de la Librairie Vuibert que les lecteurs francophones peuvent avoir accès de nouveau à ce remarquable document, avec des pages retrouvées depuis et une belle préface de Pierre –Emmanuel Dauzat, intitulée : «Reck-Malleczewen ou le salut par la  haine».
Le Journal commence en mai 1936 avec la mort d´Oswald Spengler, non sans, paradoxalement, une note d´humour avec deux ou trois anecdotes sur l´auteur du Déclin de l´Occident qui prêtent à sourire alors que Spengler était un homme dépourvu d´humour. Il détestait les nazis mais Reck-Malleczewen lui reproche d´être tombé sous la dépendance de l´oligarchie de l´industrie lourde et que cette dépendance avec le temps se soit mise à l´influer sa pensée.
L´anathème est d´ordinaire jeté sur l´oligarchie industrielle qui a composé avec le nazisme, mais les arguments de Reck-Malleczewen sont vastes et solides. En concomitance avec l´écriture de ce journal-dans les premières années-il travaille aussi à Bockelson, un roman historique qui lui permet de dresser un rapprochement peut-être insoupçonné, mais tout à fait légitime, entre la barbarie perpétrée par le Reich et celle qui a vu le jour quatre siècles plus tôt, au Moyen Âge, lors de la mise en place de la république anabaptiste de Münster. Les manuels d´histoire nous racontent qu´en février 1534 les anabaptistes sont parvenus à établir, sous la férule de Jean de Leyde qui se disait inspiré par des visions divines, une théocratie dans la ville westphalienne, instaurant séance tenante un climat de terreur (où, par exemple, la polygamie fut légalisée et les décapitations étaient monnaie courante) qui a sévi jusqu´en juin 1535. Quelques mois après que l´archevêque Franz von Waldeck avec l´aide des princes allemands eut repris la cité-État de Münster, Jean de Leyde avec deux autres dirigeants anabaptistes ont été exécutés sur la place du marché de Münster et leurs cadavres exposés ensuite dans des cages suspendues au clocher de l´église Saint-Lambert. À ce sujet, Reck-Malleczewen écrit : «Là aussi, tout comme chez nous, le grand prophète est un raté, un bâtard pour ainsi dire conçu dans le ruisseau, comme chez toute résistance capitule devant lui à la stupéfaction du reste du monde» Et plus loin : «Ainsi donc, comme chez nous, ce sont des femelles hystériques, des maîtres d´école tarés, des prêtres défroqués, des proxénètes arrivés et le rebut de toutes les professions qui constituent le soutien principal de ce régime(…)À Münster, exactement comme chez nous, le manteau de l´idéologie dissimule un noyau de luxure, d´avidité, de sadisme et d´histrionisme sans limites ; et qui doute de la nouvelle doctrine ou va même jusqu´à la critiquer est une victime toute désignée pour le bourreau».
Friedrich Reck-Malleczewen s´acharne particulièrement- comme je l´ai laissé entrevoir plus haut-sur cette Allemagne prussienne et militariste sur laquelle il ne cesse de tirer à boulets rouges : «Depuis que l´oligarchie, qui elle au moins avait encore le sens des responsabilités, a disparu, depuis que l´on a commis à Versailles l´incroyable folie de détruire l´Autriche, unique obstacle à ce processus, et de conserver ainsi en vie l´éternel braillard du Nord, depuis ce temps, il a suffi de la rencontre de la voracité prussienne et d´un aventurier politique pour déclencher la grande catastrophe européenne que nous sentons tous venir. La lutte clandestine contre le nazisme menée avec acharnement, surtout en Allemagne du Sud, est en même temps une lutte contre la prussianisation et pour une structure de l´Allemagne conforme à la nature. Ce qui aujourd´hui encore, est un problème allemand, sera demain un problème européen, voire planétaire. Peu de temps passera avant que l´Europe ne se trouve devant ce choix : se laisser submerger par le flot de badigeon prussien uniformément gris, ou protéger enfin les battements de son propre cœur contre l´esprit de domination d´une colonie atteinte de mégalomanie».
Ce qui ressort à la lecture de ce journal, c´est l´extrême lucidité de l´auteur qui, quasiment en visionnaire, a prédit tous les dangers qui étaient en train de s´ébaucher en Allemagne et en Europe. S´il ne partage pas le ton prophétique et emphatique du Français André Suarès dans son essai de 1936 Vues sur l´Europe (voir ma chronique de janvier), l´indépendance d´esprit et le ton combatif rapprochent un tant soit peu les deux écrits, malgré les spécificités de chaque genre (essai d´un côte, un journal de l´autre) et la période temporelle dissemblable des deux livres (le journal de «l´aristocrate allemand» s´étale sur huit ans).
Début octobre 1944, en désespoir de cause, le régime - alors que la débâcle pointait déjà à l´horizon-décide d´une levée en masse pour nourrir les rangs de l´Armée du peuple(Volkssturm). On intime à Reck-Malleczewen l´ordre de s´enrôler. Lui qui, diabétique, avait échappé à la première guerre mondiale ignore la demande et le 13 octobre, il est arrêté, puis incarcéré sur ordre du bureau de recrutement militaire à Traunstein pour sabotage de l´effort de guerre. De cette semaine en prison, sa haine, sa vomissure de ce que représente ce qu´il nomme dans son journal «l´hitlerie» ne fait que s´accentuer: «Ils haïssent tout ce qui pourrait apporter une touche d´esprit et de beauté(…) et c´est de cette affinité avec la laideur qu´ils ont construit une religion au sanctuaire de laquelle le monde entier doit prier.» Et encore : «Non, ils seront extirpés, ils seront traqués sans remords, ramenés à leur vrai niveau par tous les moyens concevables et inconcevables qu´on puisse trouver pour les humilier parce que c´est alors seulement, quand tout souvenir d´eux aura été effacé, que la paix régnera dans le monde.» Ils seraient bien extirpés, mais l´auteur, mort à Dachau, n´a pas vécu pour le voir… 
Quand on évoque la résistance intellectuelle allemande à la barbarie hitlérienne et au Troisième Reich, on pense surtout à une résistance de gauche. Néanmoins- et ce livre en est l´exemple frappant-il y a également eu des écrivains de droite qui ont trempé leur plume dans le vitriol afin d´invectiver l´hydre nazie et la terreur qu´elle a charriée. Entre la discrétion d´Ernst Von Salomon et le rôle souvent ambigu joué par Ernst Jünger (voir la chronique de juin 2014), Friedrich Reck –Malleczewen a été un homme courageux et  il l´a payé de sa vie…

Friedrich Reck –Malleczewen, La haine et la honte-journal d´un aristocrate allemand (1936-1944), traduit de l´allemand par Élie Gabey et Pierre-Emmanuel Dauzat, préface de Pierre-Emmanuel Dauzat, éditions de la Librairie Vuibert, Paris, 2015. 

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