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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 29 mars 2015

Chronique d´avril 2015



 
Les chers disparus de Jérôme Garcin.

Jérôme Garcin
À l´âge de 16 ans, la vie de Jérôme Garcin-né en 1956- a basculé après qu´une chute accidentelle de cheval eut causé la mort de son père. Onze ans après le décès de son frère jumeau Olivier, fauché par une voiture, les coups de boutoir du destin le frappaient derechef.  Jérôme Garcin a donc vécu son enfance puis son adolescence sous le signe de la tragédie. Un de ces événements cauchemardesques, par-dessus le marché, est associé à un des animaux les plus beaux qui soient et pour lequel il nourrissait une passion sans bornes : le cheval. Or, ces événements particulièrement funestes l´ont en quelque sorte aidé, peut-être inconsciemment-ou peut-être pas-, à bâtir une remarquable carrière d´écrivain et un non moins notoire parcours en tant que journaliste littéraire.
Journaliste à l´hebdomadaire L´Événement du jeudi, puis au Nouvel Observateur (devenu L´Obs, il y a quelques mois) dont il dirige toujours la rubrique littéraire, il anime également depuis 1989 l´émission Le masque et la plume sur France Inter.
En tant qu´écrivain, il s´est singularisé pour son attachement à des personnalités fort oubliées de l´histoire littéraire, au sport équestre-avec notamment le roman Bartabas(2002)- et à la recherche, à travers la mémoire, de ses chers disparus, c´est-à-dire, des figures majeures de son panthéon familial. Dans ce dernier registre, il consacre à son père le roman La chute de cheval (1988) et à son frère jumeau le récit Olivier(2011). Néanmoins, dans le cadre de l´évocation de ses chers disparus, on pourrait y inclure aussi le récit Théâtre intime(2003) où il brosse un portrait émouvant d´ Anne Philipe-la veuve de Gérard Philipe- dont Jérôme Garcin avait lu avec un énorme engouement Le temps d´un soupir, le témoignage des dernières semaines de vie du grand acteur français. Jérôme Garcin a connu un jour Anne Philipe, l´a fréquentée et a fini par devenir son beau-fils, après le mariage avec Anne-Marie Philippe. Dans un autre registre, à part des romans inspirés par l´Histoire et un magnifique témoignage d´amitié à l´égard de François-Régis Bastide (Son excellence monsieur mon ami, 2008), il s´acharne à faire connaître des figures importantes des lettres françaises qui se sont distinguées dans la résistance à l´occupant nazi lors de la seconde guerre mondiale. En 1994, il a consacré un essai on ne peut plus intéressant à Jean Prévost(Pour Jean Prévost), écrivain et journaliste, stendhalien, tué en 1943 les armes à la main, sous le nom de capitaine Goderville, dans une embuscade alors qu´il quittait le maquis du Vercors. Cet essai a valu à l´auteur le Prix Médicis de la catégorie.
Or, deux décennies révolues sur ce livre, Jérôme Garcin retrace avec Le voyant la trajectoire singulière de Jacques Lusseyran.
Né le 19 septembre 1924 à Paris et mort le 27 juillet 1971 à Saint-Géréon, Jacques Lusseyran fut un professeur universitaire français et écrivain-auteur notamment de Et la lumière fut, Le monde commence aujourd´hui et La lumière dans les ténèbres- qui s´est distingué en d´ autres domaines que vous découvrirez au fur et à mesure de la lecture de cet article.
Jacques Lusseyran
Sa vie a profondément changé à l´âge de huit ans où, par un malheureux coup du destin, il est devenu aveugle : «À dix heures, la sonnerie annonce la récréation. On se lève d´un bond. On se bouscule, se nargue, se défie-pour jouer, sans mesurer sa force. Par-derrière, un élève, en trébuchant, pousse Jacques, dont la tête heurte violemment un pupitre en bois blond maculé d´encre. Une branche de ses lunettes perce l´œil droit et l´arrache. La douleur est atroce. Tous les enfants crient. Alertés, les professeurs se précipitent. Le visage en sang, Jacques hurle : «Mes yeux ! Où sont mes yeux ! » Il vient de les perdre à jamais. En ce jour d´azur, de lilas et de muguet, il entre dans l´obscurité où seuls, désormais, les parfums, les sons et les formes auront des couleurs».
 Ne s´adonnant point à la mélancolie, avec un courage sans bornes et un aplomb hors de pair,  Jacques Lusseyran disait que la cécité le rendait encore plus heureux, plus affamé de ce que la terre peut offrir. Jérôme Garcin nous rappelle ce qu´il a dit un jour en se souvenant de son enfance : «J´ai su très tôt que la cécité me protégerait contre une grave misère : celle d´avoir à vivre avec les égoïstes et les sots. Car seuls venaient à moi ceux qui étaient capables de générosité et de compréhension. Le choix de mes camarades était plus simple que pour tout autre. Les garçons et les filles qui attendaient de l´amitié un profit personnel, je ne les connaissais pas ; jamais ils ne me dérangeraient. C´est ainsi qu´à l´école primaire, puis au lycée à Paris, j´ai rencontré les meilleurs, sans même avoir à m´en préoccuper. Ils étaient là près de moi, avec moi. Ils m´aidaient à vivre comme si j´avais eu mes yeux, à courir, à grimper aux arbres, à conduire une barque et parfois à chiper des pommes. Et moi, à leur plus grande surprise et à la mienne souvent je leur apprenais à mieux voir.»
Il était encore adolescent et admirateur de la culture allemande, quand la seconde guerre mondiale eut éclaté en 1939, mais déjà un adulte quand elle eut fini en 1945. Alors qu´une certaine France plongée dans une tendre insouciance, fière de sa ligne Maginot qu´elle croyait inexpugnable, n´a pas vu venir la catastrophe et s´est résignée à l´occupation allemande et au nouveau pouvoir de Vichy, nombre de Français ont tissé des réseaux clandestins, ont combattu le farouche ennemi dans l´ombre et au péril de leur vie.  Jacques Lusseyran a fait partie de ces hommes-là. En 1940-41, encore lycéen, il s´est rapproché d´autres élèves antinazis comme lui qui tous ensemble ont formé le mouvement de résistance «Les Volontaires de la Liberté» qui publiait régulièrement -et clandestinement-un Bulletin pour informer la population de leurs actions. En 1941, il a rencontré Philippe Viannay du mouvement Défense de la France qu´il a rejoint, accédant au comité directeur et au comité de rédaction. Enfin, le 20 juillet 1943, il fut arrêté par la Gestapo française et plus tard incarcéré à Fresnes. Cette douloureuse expérience allait lui inspirer dix ans plus tard le roman Le silence des hommes. Pourtant, cette descente au purgatoire n´était naturellement qu´une escale vers l´enfer qui était réservé aux ennemis du Reich, la déportation dans un camp, en l´occurrence Buchenwald. On s´interroge comment il a pu, quinze mois durant, survivre à la faim, au froid, au typhus, au scorbut, à la fièvre jaune, à la broncho-pneumonie, à la pleurésie et à la septicémie. Comme il l´a raconté dans ses livres dont Jérôme Garcin s´en fait l´écho, son miracle est dû à la cécité qui lui aurait épargné les kommandos de travail, à la fraternité des déportés, au pouvoir qu´aurait eu la mémoire de le faire toujours s´évader et à l´indiscutable force de sa foi et de sa force spirituelle.
À la Libération, il a repris ses études : licence de philosophie et doctorat de Lettres modernes sur «Le syncrétisme religieux dans l´œuvre de Gérard de Nerval». Néanmoins, cet enthousiasme pour le savoir qui le faisait vibrer a achoppé sur une loi de Vichy, signée Abel Bonnard, une loi inique qui ne fut abrogée qu´en 1955 et qui empêchait les non-voyants de se présenter aux Grandes Écoles, à l´agrégation, bref à la fonction publique. Après avoir enseigné un temps en Grèce, il a reçu une invitation pour enseigner aux États-Unis où la force de son verbe et ses vastes connaissances ont ébloui tout le monde. Il est devenu «The Blind Hero of the French Resistance». C´est aux États-Unis qu´il a vécu les quinze dernières de sa vie, une vie brutalement interrompue à l´âge de 47 ans quand, lors d´un séjour d´été en France avec sa troisième épouse (oui, il fut aussi un indécrottable séducteur), il fut victime d´un terrible accident de route le 27 juillet 1971.
Jérôme Garcin écrit à la page 23 de ce beau livre : «En France, pays paresseux frappé d´amnésie, nation fatiguée qui juge suspects les exploits hors normes, qui est trop désabusée pour être curieuse de son passé, c´est à peine si l´on connaît cet homme remarquable, dont presque tous les livres sont introuvables». C´est à vrai dire lamentable qu´en France Jacques Lusseyran soit moins connu qu´en Allemagne où ses textes sont inscrits dans tous les manuels scolaires ou aux États-Unis où la traduction de Et la lumière fut est sans cesse rééditée sous le titre : And there was light. The extraordinary memoir of a blind hero of the French resistance in World War II.
L´amnésie n´est pourtant pas un sentiment exclusif de la France. Quasiment tous les pays sont d´ordinaire amnésiques vis-à-vis de leur héros comme s´il fallait ajouter foi au vieil adage selon lequel nul n´est prophète chez soi. Malgré tout, contrairement à d´autres héros anonymes ou tombés dans l´oubli, au moins, Jacques Lusseyran peut-il compter sur le savoir-faire d´un écrivain comme Jérôme Garcin pour immortaliser sa mémoire. Ce n´est pas un hasard si ce livre qui rend hommage à un grand résistant est dédié à Patrick Modiano, auteur qui, dans ses romans, recolle les morceaux égarés d´une mémoire incessamment reconstituée. Puisse un jour Jérôme Garcin être rappelé pour avoir racheté des héros de l´oubli. Des héros qui sont aussi nos chers disparus.

Jérôme Garcin, Le voyant, éditions Gallimard, Paris.

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