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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 28 mai 2014

Chronique de juin 2014



 

  
Ernst Jünger et les guerres d´un anarchiste-conservateur.

Les Allemands expriment parfois un certain désarroi et une énorme stupéfaction devant le succès et la reconnaissance en France de l´œuvre d´ Ernst Jünger (sentiment qui est commun, à un autre niveau, à celui qui se produit devant Heidegger). Jean –Michel Palmier, philosophe et historien de l´art français, décédé ironiquement en 1998, la même année que le centenaire Jünger, faisait état dans l´avant-propos de son essai Ernst Jünger, rêveries sur un chasseur de cicindèles publié en 1995(1), de l´incrédulité et de la réprobation que suscitait chez ses amis les plus proches l´intérêt qu´il portait à l´œuvre de ce grand écrivain allemand. Il en comprenait néanmoins la raison : «Comment peut-on travailler sur la richesse artistique de cette Allemagne des années 20-30, assassinée par les nazis, et nourrir une sympathie pour un écrivain régulièrement qualifié de «chantre de la barbarie» pour avoir célébré, à travers la guerre de 14, l´héroïsme le plus meurtrier. «Activiste de droite», «conservateur», Ernst Jünger n´est-il pas issu de cette mouvance idéologique qui contribua à saper les fondements de la République de Weimar ?».
Le personnage est, il est vrai, ambigu et son œuvre suscite parfois des interprétations contradictoires. Si d´aucuns mettent en exergue le militariste et le conservateur, d´autres- notamment en France- ne se privent pas par contre de faire le panégyrique, comme nous le rappelait Palmier, de «l´intrépide combattant décoré de la Croix pour le Mérite», de «l´adversaire acharnée du national-socialisme», du « résistant» qui a renoncé «au confort de l´exil» ou du  « protecteur des richesses culturelles françaises». Certes, il était francophile et francophone, il aurait combattu la barbarie nazie dans ses œuvres- se servant d´ordinaire d´éblouissantes métaphores ou d´une fascinante allégorie, comme dans l´extraordinaire Sur les falaises de marbre-, tout en faisant la guerre sous l´uniforme de la Wehrmacht. Néanmoins, on ne peut pas oublier non plus celui qui a fréquenté, sous la République de Weimar, les cercles nationaux allemands qui ont débouché sur le mouvement de pensée dénommé La Révolution conservatrice- ce «pré-fascisme» allemand d´après l´expression de l´historien et germaniste français Louis Dupeux qui contredit pourtant l´opinion de Stefan Breuer qui n´établit pas de lien direct entre ce mouvement et le nazisme. Toujours est-il qu´Ernst Jünger- quoique d´une façon peut-être moins enthousiaste que Carl Schmitt par exemple- a baigné un peu dans les eaux troubles qui ont préfiguré l´avènement du nazisme, surtout au début des années trente. Walter Benjamin a vu d´ailleurs en lui le «fidèle exécutant fasciste de la guerre des classes» et si l´on s´en tient à son essai de 1931 Le Travailleur ou n´aura aucun mal à souscrire aux affirmations d´Eric Michaud pour lequel «c´est certainement lorsqu´il s´emploie à dessiner les traits de la figure rédemptrice (du travailleur) que Jünger est au plus près du national-socialisme».
Quoi qu´il en soit, une chose est néanmoins certaine : Ernst Jünger est une figure capitale de la littérature allemande et européenne du vingtième siècle, de par la richesse et la diversité de ses œuvres  et les réflexions philosophiques qu´elles ne peuvent manquer de susciter. Pour en revenir à Jean-Michel Palmier et à son avant-propos, il apporte lui-même en quelque sorte la réponse aux interrogations qu´il s´était posées : «L´œuvre de Jünger-marginale sur près d´un siècle-, résiste aux classifications politiques simplistes dans lesquelles on l´enferme si facilement. C´est ce qui en fait sa richesse. Il y a plus dans ses analyses sur la technique qu´une métaphysique brumeuse, tissée de réminiscences nietzschéennes, son regard sur la nature n´est pas une simple résurgence de la sensibilité des romantiques allemands. Quant à la figure du Rebelle, du Waldgänger, qui, avec son «recours aux forêts», entre dans l´espace invisible du monde, en quête d´une liberté dont les autres ne soupçonneront jamais l´existence, comment y demeurer insensible ?».
Né le 29 mars 1895 à Heidelberg, Ernst Jünger fut romancier, essayiste, philosophe et entomologiste. Adolescent rêveur et enivré par l´aventure et les romans de Karl May –qui enchantaient à l´époque la jeunesse allemande- il s´engage à l´âge de seize ans dans la Légion étrangère et part en Afrique, une expérience relatée dans son livre Jeux africains. C´était indiscutablement un projet inconsidéré auquel l´intervention de son père (un pharmacien), après de difficiles tractations, a mis un terme. Curieusement, cette «folie de jeunesse» comme on l´a souvent surnommée fut prise effectivement comme telle puisqu´elle n´a pas empêché son engagement volontaire quelques mois plus tard dans les troupes allemandes lors de la première Grande Guerre. Ayant pu consulter son dossier à la fin du conflit, Jünger y a lu l´avis du plus haut responsable régional qui avait écrit ces lignes concluantes : «Le docteur Jünger vit dans l´aisance et ne paye pas d´impôts. Quant à l´engagement de son fils dans la Légion étrangère, il faut y voir une folie de jeunesse».
De cette expérience à la guerre, Jünger en a ramené un  témoignage bouleversant, le roman Orages d´acier, une de ses œuvres majeures qui a énormément contribué à sa réputation et qu´André Gide a considéré à l´époque comme le plus beau livre de guerre qu´il eût jamais lu : « d´une bonne foi, d´une honnêteté, d´une véracité parfaites». Ce qui frappe le plus dans ce livre c´est sans conteste le réalisme qui s´en dégage : descriptions minutieuses des batailles, la construction des tranchées, le retentissement des détonations, les noms des officiers, l´horreur des soldats, quasiment des épaves ou des nécropoles ambulantes, qui tombent souvent sur des cadavres parmi lesquels ils reconnaissent parfois le visage d ´un ami. Pourtant, aucune émotion ne semble transparaître de ce témoignage, la guerre ne semblant susciter aucune révolte, aucune question, sauf peut-être lorsque l´auteur voit son frère Friedrich -Georg être blessé. Néanmoins, il n´y a pas la moindre trace de haine à l´égard des soldats ennemis, ni de nationalisme cocardier. On y trouve au contraire, comme nous le rappelle Jean- Michel Palmier dans l´essai cité plus haut, «un immense respect pour ses «ennemis» auxquels l´unit la fraternité morbide, du sacrifice et de la mort». Parfois les blessés anglais et allemands se soutiennent même. Cet héroïsme, l´illustration de ces carnages, enfin, ce que Palmier dénomme ces «visions d´apocalypse» participaient il est vrai d´une «esthétisation de la guerre» que Walter Benjamin a dénoncée dans son essai Théories du fascisme allemand où Jünger et Orages d´acier étaient particulièrement visés. Selon Palmier, Benjamin a vu juste. Il saisit dans un certain mysticisme de la guerre et dans son exaltation l´une des racines du fascisme. L´intuition de Benjamin, celle d´un lien entre la glorification de la guerre, l´expérience du front et le national-socialisme, s´avère donc historiquement exacte quoique Jünger eût pris par la suite ses distances d´avec les idées du national-socialisme dès lors à travers son magnifique Sur les falaises de marbre, vu souvent comme une dénonciation de la barbarie et une parabole de la résistance. Le livre fut d´ailleurs considéré comme très suspect par la Gestapo, mais Hitler, contre l´avis de Goebbels, aurait dit : «On ne touche pas à Jünger». 

Quoi qu´il en soit-et comme nous le rappelle toujours Palmier-, le culte du sacrifice, l´indifférence à la mort et la glorification de l´expérience du front s´inscrivent dans la trame d´Orages d´acier-et des autres livres  que l´auteur a consacrés à la Grande Guerre, tels La guerre comme expérience intérieure, Boqueteau 125, Feu et Sang, Lieutenant Sturm et récemment, et donc publié à titre posthume, Carnets de Guerre-et ont contribué à fonder une tradition héroïque qui sera reprise par la propagande du Troisième Reich. De toute façon,  en homme intelligent et fin penseur, Jünger en a tiré plusieurs intuitions philosophiques et politiques qui ont été au cœur de son œuvre future. La lecture de l´essai Le Travailleur peut certes parfois provoquer du désarroi, en raison de certains passages un peu obscurs qui ont d´ordinaire suscité  quelques interprétations un tant soit peu fallacieuses. Si l´œuvre reflète un peu les idées véhiculées par la droite révolutionnaire et le national-bolchevisme, ce serait peut-être abusif d´y voir la matrice idéologique des idées du national-socialisme. Le livre s´adressait à une élite intellectuelle et ne fut publié qu´à l´automne 1932, donc, quelques mois avant l´accession d´Hitler au pouvoir.
Julien Hervier, professeur de littérature comparée et biographe français d´Ernst Jünger, auteur d´un livre d´entretiens avec l´écrivain allemand encore du vivant de celui-ci(2), a récemment accordé une interview à Nicolas Weill pour le quotidien Le Monde où il a produit des affirmations intéressantes quant aux racines du nationalisme de Jünger : «Son nationalisme naît surtout de la défaite, de la rancœur des anciens combattants, mal accueillis à leur retour. L´Allemagne eût-elle gagné la guerre, il ne serait pas devenu nationaliste. À lire Les Carnets, on ne peut que constater la brutalisation qui résulte de cette longue exposition au combat. Il parle de «mœurs du Far-West» et ces textes confirment, à leur manière, l´idée que développe Freud à la même époque dans Considérations actuelles sue la guerre et la mort(1915), à savoir que la guerre réveille en l´homme la bête sauvage et que la culture n´est qu´une sorte de vernis. Toutefois dans ce naufrage, Jünger s´attache à sauvegarder une morale chevaleresque. Il épargne dans l´action un «Tommy»(soldat anglais) qui lui tend la photo de sa famille et de ses innombrables enfants. En 1949, constatant cet attachement aux valeurs chevaleresques, qu´elle juge pourtant dépassées, Hannah Arendt en fera crédit à Jünger. Les Carnets montrent aussi à quel point, même si c´est justifié dans son cas, Jünger a le goût de la gloriole personnelle, ce qu´il gommera dans Orages d´acier».
Cette interview a eu lieu, vous l´avez compris, dans le cadre de la parution toute récente de la traduction française des Carnets de Guerre, 1914-1918. Cette publication n´a vu le jour en Allemagne qu´en 2010, Ernst Jünger considérant que la quinzaine de carnets qu´il avait rédigés pendant la Grande Guerre n´étaient pas publiables. Les carnets figuraient dans les Archives Littéraires Allemandes de Marbach et c´est grâce à un chercheur britannique qu´ils ont été exhumés. C´est un témoignage authentique donc, pris sur le vif (selon la formule de Jean Norton Cru dans son ouvrage Du Témoignage) où l´auteur décrit  les vicissitudes du champ de bataille. On vous en laisse ici deux ou trois extraits qui témoignent de la brutalité des faits, de la banalité du quotidien et de l´indifférence devant la mort : «Le lieutenant m´a adressé aujourd´hui une sérieuse réprimande, en promettant de ne pas répercuter l´affaire. Sinon, ça aurait bardé pour mon matricule, car tous les jours le tribunal militaire distribue des peines de six mois à dix ans de prison. À la suite de quoi, je suis retourné à la 5a en longeant le creux du val avec Dietmann. Soudain, à la mi-chemin, un shrapnel ou un obus avec détonateur à temps(3) est arrivé avec un fort sifflement et a éclaté tout près de nos têtes. Je ne me suis jamais plaqué au sol aussi vite. Des débris et de la boue nous ont sifflé aux oreilles, puis deux autres ont suivi. Ensuite, je suis resté encore une heure dans le creux du val, et puis on a été relevés et on a regagné Orainville. Pour moi, il était temps ! Un homme du 74e est devenu fou, sûrement en grande partie à cause de l´éternel manque de sommeil (1e partie, 1/2/15, pages 39- 40) ou encore «Fréquemment je devais enjamber des cadavres frais. Un jeune gars était étendu sur le dos, les mains crispées, comme si la mort l´avait fauché tandis qu´il visait. Je ne pus m´empêcher de le regarder dans les yeux, et pour cela je dus pousser du pied son bras gauche sur le côté. Ses yeux bleus révulsés fixaient obstinément le ciel» (2e partie, 25/4/15, page 59). Quelques lignes avant, Jünger nous décrit quantité de corps français en décomposition, «une étrange et terrifiante danse macabre, telle qu´aucune imagination médiévale n´aurait pu en inventer de pire».
Bernard Maris, écrivain, économiste et journaliste (au Monde, puis à Charlie-Hebdo et France Inter), gendre du grand écrivain et académicien français Maurice Genevoix (1890-1980) qui a écrit un magnifique roman -Ceux de 14- sur la Grande Guerre, Bernard Maris donc a récemment publié l´essai L´homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger(4). C´est une lecture croisée de Ceux de 14 et d´Orages d´acier qui donne un éclairage extraordinaire sur le premier conflit mondial et illustre la destinée de deux hommes qui sont devenus deux grands écrivains en grande partie grâce à la guerre.  Et pourtant c´étaient deux hommes qui d´après Bernard Maris ne témoignaient pas de la même chose : «Genevoix parle des hommes plus que de la guerre, même si ses descriptions des combats sont exceptionnelles, Jünger de la guerre plus que des hommes. Genevoix aime les hommes, même s´il aime parfois la guerre, Jünger aime la guerre même s´il pleure parfois les hommes. Genevoix est naturaliste et se méfie des idées générales, il est un témoin, jamais un penseur, Jünger est philosophe et métaphysicien, penseur autant que témoin».
Mais si la participation de Jünger à la Grande Guerre, les témoignages qu´il en a rapportés et les idées qui sous-tendent  sa philosophie pendant la République de Weimar ont souvent prêté à polémique, le tollé ne s´amenuise pas quand il est question de son rôle lors de la seconde guerre mondiale. Il est vrai que, contrairement à d´autres grands intellectuels allemands, il ne fut pas contraint à l´exil-comme, entre tant d´autres écrivains, Fritz Von Unruh et Erich –Maria Remarque, auteurs du Chemin du sacrifice et de À l´Ouest rien de nouveau respectivement, deux  romans allemands, tout comme Orages d´acier, sur la première guerre mondiale(5)- n´a pas vu ses livres brûlés, n´a pas déserté, et en plus il a porté l´uniforme de la Wehrmacht. Pourtant, mobilisé en 1939 et participant à la campagne de France, il a intégré après la victoire l´état –major allemand à Paris et a passé le plus clair de son temps à fréquenter les salons littéraires parisiens, à déguster les vins français  et à rédiger ses Journaux de Guerre où il a exprimé son dégoût devant la politique allemande et son chef(donc Hitler)qu´il a surnommé «Kniebolo» et où il a écrit sur la clique du régime nazi, par exemple, ce qui suit : « Ils sont  répugnants. J´ai déjà supprimé le mot «allemand» de tous mes ouvrages pour ne pas avoir à le partager avec eux».
 La  posture de Jünger pendant la seconde guerre mondiale (une guerre plus industrielle et technique, comme il l´avait d´ailleurs prévu) peut susciter une question de nature philosophique : Comment conserver son intégrité sous la Terreur ? C´est la question que Philippe Sollers a posée dans l´article «Jünger était-il  antinazi ?» paru le 6 mars 2008 dans Le Nouvel Observateur. Sollers écrit à ce sujet : «Question d´honneur, question de goût. On a reproché à Jünger son dandysme et son esthétisme, sans comprendre son aventure métaphysique intérieure. Dès 1927, alors qu´on lui propose d´être député national –socialisme au Reichstag, il déclare qu´il lui semble préférable d´écrire un seul bon vers plutôt que de représenter 60.000 crétins. Sa stratégie défensive personnelle : la botanique, l´entomologie, la lecture intensive, les rêves. Ses descriptions de fleurs ou d´insectes sont détaillées et voluptueuses, il passe beaucoup de temps dans le Parc de la Bagatelle ou au jardin d´Acclimatation. C´est par ailleurs un rêveur passionné, familier de l´invention fantastique, proche en cela du grand Novalis»(6).
Déjà en 1950(7), Hannah Arendt absolvait en quelque sorte Ernst Jünger de toute conduite censurable en écrivant notamment que le Journal de Guerre apportait le témoignage le plus probant de l´extrême difficulté éprouvée par tout individu pour conserver ses critères de vérité et de moralité dans un monde où vérité et moralité n´ont plus aucune expression  visible et que Jünger pourrait être tenu pour un antinazi actif malgré certains écrits antérieurs.
En fait, Ernst Jünger était avant tout un penseur, un intellectuel aux manières aristocratiques-vierge cependant de toute pédanterie-qui éprouvait peut-être un certain dédain, à tout le moins une désaffection, pour la politique. D´autre part, il ne voyait pas non plus d´un bon œil l´action politique de l´écrivain. Dans les entretiens avec Julien Hervier que j´ai cités plus haut, tenus dans les années quatre-vingt, il a disserté un peu sur l´engagement des écrivains dans la politique, un engagement auquel il ne souscrivait pas : «Je crois que ce n´est pas là la tâche de l´auteur. Il y a naturellement toujours eu des existences qui ont su unir la littérature et la politique : je pense ici à Chateaubriand, ou encore à Malraux qui a été votre ministre de la Culture. Mais je ne sais pas si en fin de compte cela est utile à l´œuvre. L´homme des muses doit placer au centre sa peinture, sa poésie, sa sculpture, et le reste est ridicule. C´est pourquoi je ne saurais critiquer un créateur qui bénéficierait des faveurs d´un tyran. Il ne peut pas dire : «J´attends que le tyran soit renversé !» car cela peut durer dix ans, et entre-temps son pouvoir créateur se sera évanoui. Il essaiera donc bon gré mal gré de s´en accommoder s´il ne peut émigrer. L´artiste est avant tout responsable devant son œuvre et non devant telle ou telle orientation politique. C´est pour lui une nécessité d´être égoïste». Et plus loin : «La littérature et la politique divergent dans la mesure où l´on s´intéresse d´une part au monde comme volonté, et de l´autre au monde comme représentation».
Lorsqu´il a produit ces assertions, Jünger était un homme en quelque sorte différent de celui des premiers engagements. Déjà en 1941, il avait commencé à  rédiger l´ essai La paix où il préconisait la réconciliation entre les nations européennes.  Après la seconde guerre mondiale (où il avait perdu son fils Ernstel en combat), il a évolué vers un individualisme anarchisant, s´est consacré à l´entomologie, a beaucoup voyagé de par le monde et il est même devenu grâce à François Mitterrand et à Helmut Kohl un symbole du rapprochement franco-allemand. Enfin, en 1996, deux ans avant sa mort (survenue le 17 février 1998), Il s´est converti au catholicisme.   

Si ses engagements politiques dans la période de l´entre-deux-guerres sont dérangeants, espérons que la postérité retiendra également d´Ernst Jünger, outre ses livres de guerre et ses Journaux, ses admirables fictions comme Héliopolis, Sur les falaises de marbre, Visite à Godenholm, Le lance-pierres ou Eumeswil et ses merveilleux essais tels Le cœur aventureux, Le contemplateur solitaire, Le nœud gordien, Le traité du sablier, Le mur du temps ou Approches, drogues et ivresse(où il évoque ses expériences avec la mescaline et la psylocibine).
Ernst Jünger -qui a vécu cent deux ans- fut un homme de son siècle. Certes, un militariste et  un homme aux engagements douteux dans un premier temps, mais aussi un intellectuel  raffiné, cosmopolite et hors pair. Peut-être-n´en déplaise à ses détracteurs, y compris en Allemagne-le plus grand écrivain allemand du vingtième siècle…



(1)Jean –Michel Palmier, Ernst Jünger, rêveries sur un chasseur de cicindèles, éditions Hachette, Paris, 1995.
(2)Julien Hervier, Entretiens avec Ernst Jünger, collection Arcades, éditions Gallimard, Paris, 1986.
(3)Je reproduis la note de bas de page de Julien Hervier : «Obus dont le détonateur est réglé afin de provoquer la détonation avant l´impact, de telle façon qu´il explose en l´air, un peu comme le shrapnel».
(4)Bernard Maris, L´homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, éditions Grasset, Paris, 2013.
(5) Le roman Chemin du sacrifice (Verdun, dans la première édition) de Fritz von Unruh (1885-1970) publié en 1916, donc pendant la guerre, tombe dans un premier temps sous le coup de la censure militaire et ne sera publié qu´en 1919. Fritz von Unruh, pourtant un ancien militaire, devient pacifiste et s´oppose au nazisme dès le début.  Le chemin du sacrifice (édition française chez La dernière goutte) est une  fresque poétique qui dénonce une guerre qui fait sombrer les hommes dans la folie. Un roman  présentant donc la guerre sous une perspective toute à fait différente de celle de l´œuvre  de Jünger.
Erich Maria Remarque (1898-1970) est l´auteur du fameux roman  À l´Ouest rien de nouveau, publié en 1929, roman pacifiste sur la première guerre mondiale à laquelle il a participé comme combattant. En français, il est disponible chez Le Livre de poche.
On se permet de citer aussi un beau livre de fiction sur la première guerre mondiale : Hommes en guerre de l´écrivain hongrois d´expression allemande Andreas Latzko(1876-1943), disponible chez Agone.
 (6)La phrase de Novalis que Philippe Sollers reproduit est la suivante : «Nous rêvons le monde, et il nous faut rêver plus intensément lorsque cela devient nécessaire».
(7)Hannah Arendt, Penser l´événement, recueil d´articles traduits sous la direction de Claude Habib, éditions Belin, Paris, 1989.
Livres d´Ernst Jünger récemment parus (ou reparus).
Ernst Jünger, Carnets de guerre 1914-1918,  traduction, avant –propos et notes de Julien Hervier, éditions Christian Bourgois, Paris, 2014.
Ernst Jünger, Jardins et routes : Journal 1939-1940, traduction de Maurice Betz, Henri Plard et Julien Hervier, collection Titres, éditions Christian Bourgois, Paris, 2014.
Ernst Jünger, Premier et second  journaux parisiens : Journal 1941-1945, traduction de Frédéric de Towarnicki, Henri Plard et Julien Hervier, collection Titres, éditions Christian Bourgois, Paris, 2014.
Ernst Jünger, La cabane dans la vigne : Journal 1945-1948, traduction de Maurice Betz et Julien Hervier, collection Titres, éditions Christian Bourgois, Paris, 2014.
À lire également :
Julien Hervier, Ernst Jünger, dans les tempêtes du siècle, éditions Fayard, Paris, 2014.

P.S- Les autres livres d´Ernst Jünger cités dans cet article sont disponibles, selon le cas,  aux éditions Gallimard, Grasset, Christian Bourgois et La Table Ronde.      

samedi 24 mai 2014

La mort de Jean-Claude Pirotte.




Poète, peintre, homme qui aimait les mots et la nature, Jean-Claude Pirotte vient de s´éteindre à l´âge de 74 ans. Né le 20 octobre 1939 à Namur, en Belgique, Pirotte était fils d´enseignants: son père était professeur de français et sa mère enseignait l´allemand. 
Il a été également avocat mais en 1975 il fut exclu du barreau pour un délit qu´il a toujours dit n´avoir jamais commis:aide à la tentative d´évasion d´un de ses clients. Ayant fui la justice belge, il s´est définitivement consacré à la littérature et particulièrement à la poésie ayant publié autour d´une cinquantaine de livres.Son oeuvre fut couronnée de plusieurs prix littéraires dont le Victor Rossel en 1986(pour Un été dans la combe),le prix Marguerite Duras en 2002(pour D´autres arpents),le prix Apollinaire en 2011(pour Cette âme perdue)et en 2012 le Grand Prix de poésie de l´Académie française et le Prix Goncourt de la poésie(rebaptisé Prix Robert Sabatier), tous les deux pour l´ensemble de son oeuvre.Il fut aussi à l´origine de la création du prix littéraire Cabardès.
 Il est mort en Belgique dans la nuit du vendredi au samedi, emporté par le cancer qui le rongeait depuis quelque temps.

dimanche 11 mai 2014

Centenaire de la naissance de Gregor von Rezzori


 
Mardi 13 mai, on signalera le centenaire de la naissance de l´écrivain Gregor von Rezzori. Né à Czernowitz, en Bucovine, dans la même ville où sont nés aussi Paul Celan et Aharon Appelfeld, Gregor von Rezzori(issu d´une famille aristocratique sicilienne, installée en Autriche dès le XVIIIème siècle)fut donc sucessivement citoyen de l´empire austro-hongrois, roumain, soviétique avant de devenir un apatride et d´obtenir finalement la nationalité autrichienne. Écrivain de langue allemande et styliste impeccable, il fut l´auteur de plusieurs livres(certains aux contours autobiographiques)traduits en français, comme par exemple Neiges d´Antan, Une hermine à Tchernopol (éditions de l´Olivier) ou Sur mes traces(éditions du Rocher). Le livre qui a pourtant assuré sa réputation fut Mémoires d´un antisémite(éditions de l´Olivier), roman qui nous raconte l´histoire du jeune aristocrate Arnulf, élevé dans la haine du peuple déicide, mais qui ne se trouve jamais mieux qu´en compagnie des juifs à tel point qu´il en vient à oublier qu´il n´en est pas un. 
Gregor von Rezzori fut également dans les années cinquante auteur de scenarii et acteur, apparaissant à l écran aux côtés d´Anna Karina, Brigitte Bardot, Charles Aznavour, Jeanne Moreau ou Marcello Mastroianni.
Gregor von Rezzori est décédé le 23 avril 1998 à Donnini, en Toscane(Italie).

samedi 3 mai 2014

Centenaire de la naissance de Romain Gary


 
 Jeudi prochain, 8 mai, on signalera le centenaire de la naissance de Roman Kacew, connu en pays littéraire sous le nom de Romain Gary. Né donc en 1914 à Vilnius(ou encore Wilno ou Wilna),  aujourd´hui capitale de la Lituanie, il était d´origine juive askhénaze. Arrivé en France avec sa mère à l´âge de 14 ans, il est naturalisé français en 1935 et il a participé pendant la seconde guerre mondiale dans les Forces Aériennes Françaises Libres. Il est devenu par la suite un des écrivains français les plus éblouissants, nous laissant de grands livres(dont certains ont fait l´objet d´adaptations cinématographiques)comme Education Européenne, Tulipe, Les racines du ciel(prix Goncourt 1956), La promesse de l´aube,Adieu Gary Cooper, Pour Sganarelle, Europa, Clair de femme, Les Cerfs-Volants, et, sous le pseudonyme d´Émile Ajar,Gros-Câlin, Pseudo et La vie devant soi. Ce dernier livre a reçu le Prix Goncourt-qui ne peut être décerné deux fois au même auteur-en 1976 et ce parce que ce n´est qu´après sa mort que l´on a découvert qu´ Émile Ajar était effectivement Romain Gary, un proche parent-le cousin Paul Pavlowitch- ayant assumé la paternité de l´oeuvre signée sous le nom d´Émile Ajar. 
Romain Gary fut également diplomate et mari de l´actrice américaine Jean Seberg.
Il s´est suicidé le 2 décembre 1980.
En 2003, dans son bel essai aux accents nostalgiques Adieu à la France qui s´en va(éditions Grasset), l´écrivain Jean-Marie Rouart rendait hommage à Romain Gary en écrivant ceci: «Mon Français préféré est juif apatride né à Wilno. Je ne le dis pas par provocation. Je ne veux pas signifier par là qu´il est plus français que La Fontaine, Voltaire ou Flaubert. Ils le sont tout autant que lui. Mais sa nationalité à lui n´est pas le fait d´un héritage, il l´a conquise. Il l´a voulue. Il s´y est converti. Et c´est vrai, les valeurs de la France, ses principes, il y a peu d´hommes qui les incarnent aussi bien, au sens où je les entends, que Romain Gary». Et plus loin:«La famille spirituelle à laquelle appartient Gary relève plutôt de celle des saltimbanques, des danseurs de corde, des tziganes. Il a eu beau porter la livrée du corps diplomatique, il reste un marginal. Lui aussi a compris que De Gaulle était un fou(...)Il n´y a que les fous qui ont rejoint De Gaulle. Les raisonnables, comme Morand, rentraient en France. Il fallait un grain de folie pour emporter l´idée de la France à Londres, afin de la rendre, pure, sans souillure, à la Libération. Ça a un petit côté conte oriental, cette princesse qu´on enlève pour son bien et qu´on rend intacte».
Romain Gary est un de ces hommes qui, étant nés étrangers, ont enrichi, de par sa personnalité et son talent, la France et sa culture.