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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 28 avril 2013

Chronique de mai 2013



Ismail Kadaré

La discorde albanaise.

 

Lorsqu´en 1970, les éditions Albin Michel ont publié le roman Le général de l´armée morte, traduit par Jusuf Vrioni,* la critique française a applaudi avec enthousiasme l´irruption sur la scène littéraire de son auteur, un jeune albanais de trente-quatre ans (vingt-sept ans lorsque la version originale était parue en Albanie en 1963), jusqu´alors inconnu et qui répondait au nom d´Ismail Kadaré.    
Quarante ans plus tard, Ismail Kadaré est, on le sait, considéré à juste titre comme un des écrivains européens les plus réputés, abondamment traduit et dont le nom figure régulièrement sur la liste des nobélisables.
  en 1936 à Gjirokaster, Ismail Kadaré est un écrivain particulièrement prolifique-plus d´une quarantaine de titres- et dont les romans revisitent les légendes anciennes et les mythes albanais et autres au travers de métaphores où s´imbriquent présent et passé, le plus souvent sur fond d´ironie et de critique mordante. L´ironie est d´ailleurs constante dans la vie elle-même d´Ismail Kadaré. C´est par le biais de l´ironie d´ailleurs qu´il a pu dénoncer pendant des décennies le totalitarisme albanais alors que le régime, incapable de décrypter les métaphores et les critiques raffinées et subtiles de l´auteur le plus réputé du pays de l´Aigle noir, le créditait de tous les honneurs. Malgré tout, Ismail Kadaré étouffait sous l´emprise de ce régime démentiel qui fut à tour de rôle titiste, stalinien, maoïste avant de sombrer dans la paranoïa dans les années précédant la mort du grand leader Enver Hodja (ou faudrait-il dire du grand timonier comme l´homme politique qu´il vénérait le plus ?). En 1990, alors que le régime, sous la baguette de Ramiz Alia, le successeur d´Enver Hodja, donnait des signes d´effritement, Ismail Kadaré a décidé de s´exiler en France. D´aucuns ont alors questionné son rôle en tant que dissident l´ayant notamment affublé de conformiste et de s´être trop accommodé de la dictature d´Enver Hodja. À ces griefs, il a répondu qu´il ne s´était jamais pris pour une sorte de Soljenitsyne albanais et que sa résistance était visible dans son œuvre.  Pour la petite histoire, je ne puis m´empêcher de raconter un épisode curieux que j´ai déjà évoqué ailleurs et qui s´est produit au Portugal, dans  les premiers mois après la révolution des œillets d´avril 1974 : nombre de petits éditeurs, liés pour la plupart à des groupuscules d´extrême-gauche, ont publié des romans d´Ismail Kadaré –des éditions au papier grossier, vendues à quatre sous-, surtout parce qu´il s´agissait d´un auteur  issu d´un petit pays des Balkans qui leur servait de modèle. Les dirigeants de ces partis-là ignoraient sûrement que, derrière le langage métaphorique et symbolique des romans qu´ils faisaient publier avec une telle ardeur révolutionnaire, se cachaient une critique satyrique et une dénonciation sans concession du régime albanais.
Il est question ici d´Ismail Kadaré à propos de la parution de son dernier livre traduit en français, un essai littéraire intitulé La discorde-l´Albanie face à elle-même. Cet essai est d´une énorme actualité puisqu´il faut bien reconnaître que si le pays de l´Aigle noir n´est plus le pays refermé sur soi-même du temps d´Enver Hodja- que l´on eût pu qualifier de version  moins saugrenue quand même de la dictature dynastique nord-coréenne –nous ignorons encore quasiment tout sur lui. Certes, on connaît ses origines-quoique les opinions soient divergentes quant à la mainmise communément reconnue de l´élément illyrien sur le thrace ou le pélasgien et Ismail Kadaré y apporte là-dessus ses réflexions- son émancipation de la tutelle ottomane en 1912, les visées italiennes, la monarchie du roi Zog, puis le communisme et son écroulement et, bien sûr, le mythique Skanderbeg. Toujours est-il que l´Albanie défraie rarement la chronique et sa possible adhésion à l´Union Européenne s´avère encore problématique (par les temps qui courent beaucoup ne manqueraient pas de se demander si cela vaut vraiment la peine).
Les essais d´Ismail Kadaré conservent intactes quelques caractéristiques qui font le succès de ses romans dont inévitablement l´ironie. Ainsi l´auteur s´en sert-il pour raconter un épisode qui s´est produit lorsqu´il était étudiant  à l´Institut Gorki à Moscou. La polémique est née du rapport des Albanais à leur ancien hymne, créé en 1907, dont  certains vers sont jugés par trop nationalistes tant et si bien qu´ils sont souvent omis. Les vers en question sont ceux-ci : «Car le Seigneur lui-même l´a dit : que les nations s´éteignent sur terre» sauf, bien entendu, la nation albanaise. Là-dessus, on a souvent joué sur l´ambiguïté entre les mots «kombe» (nations, donc des nations) et kombet (les nations). Or l´épisode un tant soit peu cocasse de l´Institut Gorki c´est qu´un jour un professeur a demandé aux élèves-issus des pays les plus divers-de réciter quelque chose dans leur langue et le jeune Ismail Kadaré presque inconsciemment a tout bonnement récité les vers de la polémique. Certes, personne ne l´aura compris sauf un collègue letton Stullpans, traducteur d´albanais, qui lui  a dit de ne pas s´en faire puisque «si l´on en jugeait selon les critères actuels, la moitié de la poésie classique lettone serait raciste !»
S´agissant de l´Albanie, il ne pouvait  manquer le héros national Gjergj Kastriote Skanderbeg, un général ottoman qui en 1443 a spectaculairement tourné le dos à l´Empire en pleine bataille à Nish. Kadaré nous apprend beaucoup sur le mythe autour de Skanderbeg, sur ceux qui se réclament de son héritage (il n´y a pas que les Albanais) et comment étrangement le Portugal et l´Espagne en ont fait un héros populaire, notamment à travers les traductions d´un ouvrage de Marin Berleti et grâce au théâtre espagnol. Curieusement, de tout temps, Skanderbeg, quoiqu´on en ait prétendu le contraire, a été peu présent dans les lettres albanaises et sur les toiles des peintres, encore moins en musique. D´une façon on ne peut plus bizarre, il a quand même fait son apparition en plein régime communiste ! En effet, le 17 janvier 1968, jour du cinq centième anniversaire du héros, les habitants de Tirana à leur réveil se sont retrouvés devant une énorme surprise : la statue de bronze de Staline qui trônait sur la place centrale avait disparu remplacé par celle de Kastriote Skanderbeg ! Lisons les paroles d´Ismail Kadaré à ce propos : «Aucun autre déplacement de statue n´aurait pu causer autant d´émoi. Depuis longtemps le tyran étranger dénommé Joseph Staline divisait les Albanais. Par une rare coïncidence, les deux parties, ceux qui l´aimaient et ceux qui le haïssaient, allaient attribuer à ce déplacement une valeur symbolique, mais telle que chacune la déchiffrerait différemment de l´autre. Les staliniens y verraient un signe de mauvais augure pour eux-mêmes et pour leur hégémonie ; les autres au contraire un signe favorable». 
Néanmoins, les uns comme les autres se trompaient, comme le temps allait bien le prouver. Suivons toujours le raisonnement d´Ismail Kadaré : «En ces années –là, de tels signes ne pouvaient en aucune manière passer inaperçus. La presse occidentale, d´habitude indifférente à l´endroit de l´Albanie, capta ce message rarissime : alors qu´en Chine, la révolution culturelle battait son plein, dans la capitale de son alliée la plus proche, la stature de Staline le cédait à un prince médiéval ! La nouvelle laissait percevoir qu´une timide brise d´européanisation  était peut-être en train de traverser l´austère Albanie. D ´autant plus que cette nouvelle statue était sortie de l´atelier d´ Odhise Paskali, vieux sculpteur parnassien ayant fait ses études à Florence, célèbre, entre autres, tantôt pour un buste du dictateur du pays, tantôt pour un nu de marbre à l´intérieur duquel, disait-on, il avait introduit le cœur embaumé de sa bien-aimée italienne…»
Pour ce qui est de la timide brise d´européanisation, il a fallu attendre une vingtaine d´années…
D´autres épisodes, événements et réflexions passent par la plume élégante d´Ismail Kadaré comme l´indépendance en 1912, les tribulations d´Ismail Qemal Vlora, le fondateur de l´État albanais, le génocide en ex-Yougoslavie et la question du Kosovo de majorité albanaise, l´invasion italienne et, enfin, le roi Zog et son épouse la comtesse Géraldine Appony- surnommée la Rose blanche de  Budapest par ceux qui traduisaient mal le mot «tulipe»-qui a enflammé l´imagination des bellâtres romains, dont le coureur de jupons Galeazzo Ciano(qu´elle toisait du haut de sa majesté, faisant plus tard des remarques peu avenantes dans ses mémoires), ministre des affaires étrangères et qui plus est gendre du Duce imperator.
Dans la deuxième partie de cet essai littéraire, intitulée Retour en arrière, Ismail Kadaré revient sur certaines polémiques du temps de la guerre au Kosovo et l´intervention de l´Otan (et de son livre Il a fallu ce deuil pour se retrouver). Il évoque aussi Enver Hodja (né curieusement dans la ville natale de l´auteur), les années quarante et l´avènement du communisme, une  typologie de crimes albanais et la question de la dissidence, à propos d´un polémique essai sur Kastriote Skanderbeg, autour de quelqu´un –un certain K. Trebeshina- qui ne l´aura jamais vraiment été mais qui s´est arrogé ce droit en invoquant des arguments assez fragiles. On sait que lors de la chute de tout régime dictatorial, on découvre toujours étrangement un nombre ahurissant de dissidents….
Le talent d´Ismail Kadaré nous tient en haleine tout le long de la lecture de ce magnifique essai sur un pays-l´Albanie- mais de portée universelle. Les grands romanciers ne sont pas forcément de grands essayistes et parfois ne sont point à même de réfléchir sur les grandes questions historiques ou d´actualité. Ce n´est aucunement le cas d´Ismail Kadaré.  En lisant ses romans éblouissants et ses brillantes réflexions, un désir s´impose en guise de question adressée à une certaine académie siégeant à Stockholm : à quand le Nobel  pour Ismail Kadaré ?
 
Ismail Kadaré, La discorde-l´Albanie face à elle-même, traduit de l´ albanais par Artan Kotro, éditions Fayard, Paris, 2013. 
 
*Dans les toutes premières traductions des livres d´Ismail Kadaré en français le nom de Jusuf Vrioni était omis, c´était comme si les traductions passaient pour anonymes et ce parce que le régime albanais ne tolérait pas que le nom d´un «ci-devant» qui avait purgé une peine de prison de 1947 à 1959 puisse figurer sur un livre. En effet, Jusuf Vrioni, né à Corfou en 1916, fils de diplomate et issu d´une famille aristocratique albanaise, a passé sa jeunesse en France où il a été champion de  Polo et de Hockey en 1938. En 1947, il fut arrêté pour espionnage en Albanie où il vivait depuis 1943. Après sa libération en 1959, il a pu survivre en traduisant notamment en français les textes politiques du dictateur Enver Hodja. En 1997, il s´est installé à Paris et l´année suivante est devenu ambassadeur de l´Albanie auprès de l´Unesco et a été fait Chevalier de la Légion d´Honneur. Il est mort en 2001. Il a beaucoup œuvré- tout comme ses «successeurs» dans le rôle de traducteurs, le violoniste Tedi Papavrami et plus récemment Artan Kotro- à la divulgation des livres d´Ismail Kadaré.         

1 commentaire:

dumnorix a dit…

ascordo asturia