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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mardi 26 février 2013

Chronique de mars 2013







Andreï Platonov, le visionnaire.

 
Dans l´ancienne Union Soviétique, un des grands dilemmes des intellectuels dont les œuvres ne se pliaient pas aux canons du réalisme socialiste était souvent le choix entre la misère et le déshonneur. La misère était parfois synonyme de censure, de relégation, d´enfermement dans un camp de travail, voire de mort lorsque la terreur stalinienne battait son plein, bref la néantisation de l´homme et de l´œuvre. Le déshonneur représentait le mea culpa, l´autocensure, une certaine façon de composer avec l´ennemi. Nul ne pourrait quand même les en blâmer, d´ordinaire des menaces à l´encontre de leur famille laissaient ces intellectuels sans autre issue.   
Andreï Platonov(en russe Андрей Платонович Платонов) n´a pas subi l´expérience humiliante du Goulag, mais son œuvre, une des plus originales et visionnaires de la littérature russe du vingtième siècle, fut censurée, frappée d´interdiction, mise sous le boisseau, n´étant publiée que fragmentairement et surtout à l´étranger. Elle ne put donc être connue en toute sa splendeur qu´après le dégel gorbatchévien, donc quasiment quarante ans après la mort de l´auteur, survenue le 5 mars 1951, des suites de la tuberculose qu´il aura contractée auprès de son fils unique, mort dans ses bras à peine libéré d´un camp de travail.   
Né le 1er septembre 1899 à Voronej, dans le faubourg des Cochers-«mi-ville, mi -village», selon l´auteur lui-même - Andreï Platonov (pseudonyme de Klimentov, Platonov découlant de Platon, le prénom de son père), l´aîné de neuf enfants, est le fils d´un cheminot et dès l´âge de quatorze ans le futur écrivain exerce divers petits métiers comme apprenti serrurier puis fraiseur, toujours dans la ville où il  grandit, Voronej, à quelques quatre cents kilomètres au sud de Moscou, une ville qui, faut-il le rappeler, fut la patrie du poète paysan Koltsov (1809-1842) et lieu d´exil d´un  grand nom de la littérature russe, Ossip Mandelstam(1891-1938), poète lui aussi. Épris de justice et de liberté, il ne peut qu´adhérer de façon enthousiaste aux idéaux  issus de la révolution d´octobre 1917. Aussi s´enrôle-t-il aux côtés des Rouges dans la guerre civile à l´âge de vingt ans. En 1919, il s´inscrit à l´École polytechnique des chemins de fer, section électronique, à Voronej et puis se tourne vers la littérature. S´il publie un petit recueil de poésies dès 1922, c´est dans la fiction qu´il révèlera toute la dimension de son incommensurable talent, en essayant de mettre en littérature l´esprit de la révolution bolchevique. Ses premiers textes paraissent en de prestigieuses revues soviétiques de l´époque, comme Krasnaïa Nov, Novy Mir ou Oktiabr et il se rapproche du cercle littéraire Pereval(Passage du col) regroupé autour du critique Alexandre Voronski qui, un tant soit peu anarchisant, prône en quelque sorte la fin de l´Etat et de tout pouvoir, s´insurgeant contre la mainmise croissante du Parti sur la vie politique, sociale et culturelle du pays. Plusieurs  membres de ce cercle comme Alexandre Voronski lui-même, Boris Pilniak ou Ivan Kataev périront lors des purges staliniennes de 1937.
Le premier recueil de récits de Platonov, Les Écluses de l´Épiphane paraît vers 1927 tout comme Jokh, le filou. Pourtant, dans ses fictions suivantes, il commence d´étaler au grand jour ses doutes et son scepticisme concernant le chemin pris par la révolution. Détournée de son essence –la libération de l´esprit populaire-, la révolution, par le biais de la collectivisation, la politique stalinienne et la bureaucratie paralysante, était en train de se corrompre et ne représentait plus les véritables aspirations du peuple. La voix de Platonov dérange avec notamment la Chronique d´un pauvre hère et Staline, après la lecture du roman Makar pris de doute, une allégorie sur «l´enlèvement» de la révolution par des bureaucrates bornés, écrit dans les marges sur l´auteur : «salopard». Néanmoins, le premier grand livre censuré de Platonov fut Tchevengour, une fable sur la construction du communisme.  Publié d´abord par fragments en des revues littéraires, il ne put jamais paraître dans son entier, n´ayant pas reçu l´imprimatur de la censure. Andreï Platonov, indigné par cette décision, écrit une lettre à Maxime Gorki, qui venait de rentrer en Russie après un long séjour en Italie pour des raisons de santé. La réponse lui parvient dans une lettre datée du 18 septembre 1929 dont  je n´hésite pas à reproduire un extrait publié dans la préface de Georges Nivat(1) à l´édition française de 1996 de Tchevengour :
«Vous êtes un homme de talent, c´est sans conteste, et vous avez une langue toute à fait originale. Mais avec toutes ces qualités indiscutables, je ne pense néanmoins pas que vous serez édité. L´obstacle, c´est votre mentalité anarchiste, qui est visiblement partie consubstantielle de votre «esprit». Que vous le vouliez ou non, vous avez donné à votre description de la réalité un caractère lyrico-satirique. Malgré toute votre tendresse pour les hommes, vos personnages sont voilés d´ironie, le lecteur voit moins en eux des révolutionnaires que des «toqués», des «cinglés». Je n´affirme pas que cela soit fait consciemment, mais c´est ainsi que pense le lecteur, du moins moi. Peut-être me trompé-je. J´ajoute ceci : parmi les responsables de revues actuels, je n´en vois aucun qui serait capable d´apprécier votre roman, à l´exception de Voronski, mais comme vous le savez, «il n´est plus aux affaires»».
Cette réponse n´a pas dû plaire à Platonov, mais  à vrai dire elle n´est nullement surprenante, si l´on tient compte du fait que Gorki, comme nous le rappelle toujours Georges Nivat dans la même préface, «était partisan d´une poigne de fer pour protéger la Russie soviétique de ses démons anarchistes et chaotiques, ce qui explique son retour en Urss et son admiration pour Staline. Gorki avait toujours pensé que le peuple russe, plus asiatique qu´européen, livré à lui seul n´était capable que d´ignominie et de cruauté. Or, la plupart des fables de Platonov nous parlent d´un peuple livré à lui seul, en état de déréliction collective, et malmené par des leaders violents. Tchevengour ne pouvait pas vraiment plaire à Gorki.». Ceci dit, on sait quand même que Gorki a toujours été partagé entre la fidélité à la révolution bolchevique et la défense de la création artistique en liberté.  Quelques années après cette correspondance avec Platonov, Gorki est décédé(le 18 juin 1936) des suites d´une pneumonie, une mort qui a toujours soulevé des soupçons sur un éventuel empoisonnement, des soupçons qui n´ont jamais été dissipés. ..
Pour en revenir à Platonov, son étoile- si tant est qu´elle eût jamais vraiment existé-  a considérablement pâli après l´interdiction de Tchevengour. Pourtant, il essaie quand même de s´amender et de se plier aux soi-disant critères du réalisme socialiste. Ses origines ouvrières ont poussé l´establishment littéraire à vouloir récupérer un homme qui s´entêtait à rester un auteur soviétique.  Stavski, haut responsable de l´Union des écrivains et le célèbre théoricien marxiste Georges Lukacs –qui dirigeait la revue Le critique littéraire –  oeuvrent à la promotion de ses livres. Une de ses nouvelles «Le troisième fils» est diffusée à l´échelle internationale et aura même été saluée par Ernest Hemingway. Les livres publiés après Tchevengour dont Moscou heureuse, La mer de jouvence ou Djann peuvent être interprétés comme des tentatives de Platonov de se maintenir dans le giron du réalisme socialiste, mais c´est on ne peut plus difficile pour un artiste de forcer sa nature. En plus, les procès de Moscou et les purges qui se sont ensuivies ont emporté Stavski et fait tomber Georges Lukacs en disgrâce. Platonov fut alors vu comme un pestiféré et ses œuvres vouées aux gémonies. Il n´a publié dès lors qu´au compte-gouttes. Son fils-on l´a vu plus haut- fut envoyé dans un camp et, humiliation suprême, Platonov s´est vu offrir, pour pourvoir à ses besoins, le poste de concierge à l´Institut littéraire Gorki. C´était un des sorts réservés aux «ennemis du peuple», l´autre plus grave encore étant bien entendu la déportation dans un Goulag. En écrivant ces lignes, il me vient à l´esprit l´interrogatoire d´Evguénia Guinzbourg où un officier du NKVD(2) lui déclare : «Pour nous les ennemis du peuple ne sont pas des êtres humains. Contre eux tout est permis»(3)…
Pourquoi l´œuvre d´Andreï Platonov a-t-elle été tellement incomprise par l´establishment littéraire soviétique ? À mon avis, parce que son style innovateur, ses manipulations linguistiques (qui rendent particulièrement difficiles ses traductions), l´imbrication entre rêve, utopie et réalité, le discours allégorique et son langage résolument moderne, voire post –moderne, bref toutes ces caractéristiques broyaient dans un torrent de fureur créatrice et souffle spirituel les méthodes figées du réalisme socialiste. 
Dans Tchevengour, nous sommes témoins de l´errance de deux hommes : Dvanov et son compagnon Kopionkine(monté sur un cheval nommé Force du Prolétariat)qui parcourent la Russie en quête de «la génération spontanée du socialisme». Cette errance les mène à Tchevengour où le responsable de la bourgade Tchepourny, en apôtre d´une utopie nouvelle leur annonce : «Ici c´est le communisme et vice versa». Sans avoir jamais fait de lecture de Marx ou de tout autre théoricien du communisme, Tchepourny lance les fondements d´une communauté idéale, massacre les bourgeois et interdit le travail. Seul le soleil travaille. Quant aux citoyens de Tchevengour, leur principale activité est celle de déplacer leurs maisons pour échapper à la sédentarité. On pense même, à un moment donné, à la suppression de la nuit afin d´augmenter les récoltes. En outre, les animaux sont lâchés dans la nature puisque c´était simplement en raison d´une oppression séculaire que les bestiaux avaient pris du retard sur l´homme. Tout ceci sur fond de bureaucratie abstraite, un des vices les plus incisifs des sociétés communistes. L´utopie se solde naturellement par un cuisant échec. «Quelle bombe eût éclaté, si Tchevengour  avait été publié en 1929 ! La plus grande illusion du siècle eût volé en éclats dès cette date» écrit Dominique Fernandez, avec l´enthousiasme débordant qu´on lui reconnaît, dans son magnifique Dictionnaire amoureux  de la Russie(4). Quoi qu´il en soit, Tchevengour est une œuvre  baroque, inépuisable où plusieurs mythes s´entrecroisent et l´on peut déceler également la trace des grands thèmes chiliastiques. On vous rappelle que le chiliasme ou millénarisme est l´espoir chrétien en un règne de Dieu qui durera mille ans, juste avant la fin de l´Histoire. Platonov s´est abreuvé de ces théories – comme l´a si bien vu Michel Heller dans son livre Andreï Platonov, à la recherche du bonheur(5)-  dans les œuvres de Nicolas Fiodorov dans lesquelles ce dernier  évoque une «philosophie de l´œuvre commune» qui consisterait à ressusciter les pères et à instaurer une fraternité universelle fondée sur la mort, qui rend tous les hommes égaux.  Dans les écrits de Fiodorov perce le vieux souvenir de l´hérésie cathare et le refus de reproduction.
Parmi les œuvres majeures de Platonov, un autre roman incontournable est sans l´ombre d´un doute Djann. Ce mot «djann» signifie «âme» en turkmène et le roman met en scène la détresse d´un peuple de déshérités, oublié justement dans un désert turkmène. Nazar Tchagataiev, un enfant du pays, élevé par le Parti à Moscou, rentre auprès des siens pour les persuader du bonheur qui leur est réservé avec l´avènement du communisme.  Léonid Heller dans la préface qu´il a rédigée pour la traduction française du roman(6) écrit que dans Djann Platonov a puisé dans de nombreuses sources : l´hiératisme de la Bible, les épopées turques, l´ambiance millénariste ou le symbolisme platonicien de l´anamnèse. Il serait même possible de voir le roman comme une interprétation du mythe gnostique du Salvator salvandus, du Premier Homme qui revient vers ses congénères emprisonnés dans la matière pour les réveiller. Encore une fois, Platonov use de toutes ses ressources langagières pour jouer avec les noms et leur attribuer des symboles. Par contre, les personnages se dédoublent, se multiplient et finissent reliés par des relations érotiques. Ainsi, Nazar se lie-t-il avec Véra et tombe amoureux de sa fille Xenia. Le vieux Molla se marie à l´amante de Nazar après avoir été le mari de sa mère. Toujours selon Léonid Heller, Platonov a l´art de choisir les mots, de les dépouiller de leurs automatismes, de les retourner sur eux-mêmes, de les confronter à d´autres mots, bref, le verbe accompli de l´intertextualité.
Un autre roman important, symbolique et poétique, est La mer de Jouvence(7) où un ingénieur arrive dans un sovkhoze d´élevage pour aider à augmenter le rendement. Les lecteurs plus jeunes, peu au fait des mécanismes en vigueur dans l´économie planifiée de l´ancienne Union Soviétique, ignorent sûrement que le sovkhoze était une exploitation agricole appartenant à l´État, dont les exploitants étaient salariés. C´étaient généralement des exploitations de plusieurs milliers d´hectares. Il y avait aussi les kolkhozes qui étaient des coopératives agricoles où les terres, les outils, le bétail étaient mis en commun. Les kolkhozniks étaient payés en part de la production du kolkhoze et du profit qui en découlait proportionnellement au nombre d´heures travaillées et pouvaient par-dessus le marché posséder des terres et du bétail. Ceci rendait le kolkhoze plus séduisant que le sovkhoze puisque les sovkhozniks étaient des salariés. Je me souviens que, dans ma jeunesse, on étudiait ces spécificités soviétiques dans les cours de géographie. Pour en revenir à La mer de Jouvence, le jeune ingénieur persuade ses compagnons d´organiser la survie des hommes en créant une nouvelle mer dans la steppe, grâce au forage de la mer de Jouvence enfouie au creux de la terre. Le récit est donc celui d´un voyage manqué au centre de la terre. Nous assistons une nouvelle fois sous la plume de Platonov à  l´humour féroce persiflant le déphasage soviétique entre projet et réalité.  
Le Chantier- ou La Fouille dans certaines traductions- est un beau roman contre-utopique où un groupe d´ouvriers fouille les fondements de l´édifice monstrueux  de la maison du prolétariat. C´est une critique acerbe de la construction du socialisme. Malheureusement, ce roman est en moment épuisé en français tandis qu´en portugais, par exemple, où les traductions de Platonov ne sont pas aussi abondantes il y a une édition récente (A excavação, octobre 2011) chez Antigona, avec une bonne traduction d´António Pescada. Un autre titre de Platonov, Djann, fut également traduit récemment par le même éditeur qui prétend publier d´autres œuvres de l´auteur en portugais.
Enfin, je réserve un petit mot pour un roman peut-être mineur de l´auteur, écrit en 1926, mais qui contient déjà en germe les thèmes essentiels de l´œuvre platonovienne comme la misère et la souffrance des hommes, le besoin de leur transformation et l´amour de la vie. Il s´agit d´un roman de science-fiction intitulé Le Chemin de l´Éther (8) où l´on suit le parcours de six savants dans une mise à l´épreuve des utopies. 
Salué dans les années de la grisaille communiste par le grand poète Joseph Brodsky, en même temps qu´il était effacé da l´histoire littéraire russe, Andreï Platonov est aujourd´hui considéré, à juste titre, comme un des plus grands prosateurs russes du vingtième siècle.
La postérité semble enfin rendre justice à un écrivain exceptionnel.

 

(1) Andreï Platonov, Tchevengour, traduction du russe de Louis Martinez, Préface de Georges Nivat, collections Pavillons, Robert Laffont, Paris, 1996.

(2)NKVD- Commissariat du peuple aux affaires intérieures, police politique soviétique, créée en 1934 par absorption de la Guépéou avant d´être elle-même progressivement dissoute et absorbée par le MVD, en 1946. Elle a complètement disparu en 1954, lors de la création de la KGB.

(3)Evguénia Guinzbourg, Le Vertige, traduit du russe par Bernard Abbots avec le concours de Jean-Jacques Marie, collection Points, éditions du Seuil, Paris, 1997.

(4)Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de la Russie, éditions Plon, Paris, 2004.

(5)Michel Heller, Andreï Platonov, à la recherche du bonheur, éditions Ymca Press, Paris, 1982.

(6)Andreï Platonov, Djann suivi de Jokh, le filou, traduction du russe de Louis Martinez, préface de Léonid Heller, collection Pavillons, Robert Laffont, Paris, 1999.

(7) Andreï Platonov, La mer de Jouvence, traduction du russe et préface d´Annie Epelboin, Postface de Joseph Brodsky, Albin Michel (Bibliothèque de poche), Paris, 1990. 

(8)Andreï Platonov, Le chemin de l´éther, traduction du russe, notes et préface de Geneviève Dispot, collection Classiques Slaves, éditions L´Âge d´ Homme, Lausanne, 1985. 

vendredi 22 février 2013

Promenade poétique



La poésie portée par les vagues.

 
La poésie, la musique et la mer font, on le sait, bon ménage. Écouter de la musique ou lire de la poésie  en regardant les vagues, c´est peut-être fort poétique. Mais plus poétique encore c´est de mettre en musique des mots qui dansent au gré du ressac de la mer. C´est  ce que vient de faire avec un extraordinaire savoir-faire Philippe Despeysses dans son dernier et admirable livre de poésie Comme les restes d´une vague.
Philippe Despeysses ne défraie pas d´ordinaire la chronique dans les gazettes littéraires françaises et pourtant l´histoire de la poésie se décline aussi aux couleurs du silence, le silence de ceux qui petit à petit, en marge des grands éditeurs et loin des cercles parisiens- ou peut-être devrait-on dire parisianistes-, construisent une œuvre cohérente et authentique.
Philippe Despeysses est né en France dans les années cinquante, mais vit à Lisbonne depuis 2007 où il exerce une activité d´écrivain, de poète et de journaliste. Il est l´auteur de nombreux volumes de poésies dont Carnets de l´instant, une ballade poétique dans la ville de Lisbonne qui a reçu le prix littéraire de l´Association Française des Journalistes et Écrivains de Tourisme, en 2011.
Ce n´est peut-être pas un hasard que Philippe Despeysses eût élu domicile dans la capitale portugaise, une ville gorgée de soleil et tournée vers le Tage, magnifique fleuve, lieu de mémoire où l´on peut respirer les effluves africains et brésiliens que le vent emporte jusqu´aux faubourgs les plus populaires ou aux banlieues où le fado, la morna cap –verdienne et le samba dansent joyeusement.  Une Lisbonne pure puisque paradoxalement  métissée et vierge de la  rigueur hautaine des villes du Nord. Mais ce n´est pas qu´à Lisbonne que l´auteur a puisé son inspiration. On nous l´explique d´ailleurs dans la quatrième de couverture : «Ces écritures poétiques sont le fruit de chaque semaine, pendant une année, de marches, haltes, pauses, baignades…le long de l´Océan Atlantique de la côté portugaise, entre le nord de Lisbonne jusqu´à Porto et La Galice en Espagne et le sud de Lisbonne jusqu´à la pointe de Sagres, face au Maroc.»
Dans cet itinéraire poétique, nous risquons de croiser des fantômes, ou peut-être pas, comme nous le rappelle l´auteur : «La mer sans blessure/on s´y brûlerait les yeux/tous ces gens fissurés/tout autour…/savent-ils un secret ?/cherchent-ils une paix minérale/alors que le sol grouille/d´une vie invisible ?/Et s´ils n´étaient que des fantômes ?»(page 6).
La mer, omniprésente, est peut-être un miroir de nos vies parce que« du fond de nos miroirs/ tels d´autres corps qui naviguent,/nous écrivons la future mémoire/des lieux lointains, des tropiques.»(page 7).Mais la mer est-elle bien réelle ? Le poète ne peut s´empêcher de nous avouer à la page 12 que la mer est bien réelle mais qu´il la voit toujours d´un point de vue imaginaire.
Néanmoins, on doit se laisser prendre par le souffle qui pousse nos corps : «Marcher toujours devant/laisser la brise douce/envahir l´espace/écouter son corps/comme un coquillage» (page 20).
Dans ce voyage féerique-ou est-il bien réel ?-mené de main de maître par Philippe Despeysses, vous croiserez de petits bateaux, des visages fouettés par le vent, des caresses de femmes, des plages à chaque coin, des lumières pures, des arbres morts sur la grève, des silences qui résonnent et quelque part un magnifique dialogue, sous forme d´hommage,  avec Sophia de Mello Breyner Andresen, qui peut être lu horizontalement et verticalement. Tout ceci parce que, de l´aveu même du poète, on fait des poèmes avec des vers que nous jetterons contre le miroir de la mer afin qu´il se brise.
 Ne vous laissez pas enivrer, chers lecteurs, par l´enthousiasme qui perce dans ce texte. Il  n´est qu´un hors-d´œuvre, un apéritif. Penchez-vous sur la mer et plongez dans la lecture de Comme les restes d´une vague. La danse des mots choisis par Philippe Despeysses, oui, cette danse-là saura bien vous envoûter…
 
Philippe Despeysses, Comme les restes d´une vague (52 écritures poétiques océaniques), Éditions Persée, Aix-en-Provence, 2012.
Lancement à Lisbonne le 27 février, à 19h, à l´Institut Français du Portugal. Cette présentation avec l´auteur sera accompagnée d´une exposition de photos de Maria José Sobral, journaliste, éditrice du Petit Journal (édition Lisbonne).

P.S (le 28 février)-J´ai fini par lire ce texte lors de la présentation du livre à l´Institut Français du Portugal.
 

Centenaire de la naissance de Roger Caillois



Le 3 mars, on signalera le centenaire de la naissance de Roger Caillois, écrivain et sociologue français, décédé le 21 décembre 1978.
En guise d´hommage à ce nom important des lettres françaises, je reproduis ici un texte de février 2006 sur son livre Pierres(collection Poésie,Gallimard) que j´ai écrit pour la rubrique Suggestions de lecture du site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne.
 
Roger Caillois, né à Reims en 1913, fut un écrivain on ne peut plus hétéroclite. Ayant fréquenté l´École Normale Supérieure (Lettres) et l´École Pratique des Hautes Études (Linguistique et Histoire des Religions), il fit partie du Groupe surréaliste entre 1932 et 1935 et fonda avec Georges Bataille et Michel Leiris le Collège de Sociologie en 1938.
Quand nous écrivions plus haut qu´il s´agissait d´un écrivain hétéroclite c´est parce que son oeuvre touche à tous les domaines : la sociologie (Le mythe et l´homme), l´anthropologie (L´homme et le sacré), l´activité ludique (Les jeux et l´homme) mais aussi le fantastique (dont il a organisé une anthologie), la critique littéraire (il a notamment fait connaître en France nombre d´écrivains sud-américains dont Borges, après un long séjour en Argentine, dans les années quarante, où il a fondé l´Institut français de Buenos Aires et s´est lié d´amitié avec Victoria Ocampo, la grande dame des lettres argentines), la guerre, la mythologie ou les sciences parallèles. L´une de ses grandes passions était néanmoins la minéralogie, une science à laquelle il a consacré les plus beaux textes qui soient sur les pierres. Le livre que nous vous proposons, disponible dans la collection «Poésie» des éditions Gallimard, s´intitule justement Les Pierres (publié, pour la première fois, en 1966). Les lecteurs pourraient s´interroger sur les raisons de la parution d´un texte sur les pierres dans une collection de poésie. Pourtant il suffit de lire les toutes premières lignes du livre pour que tous les doutes soient aussitôt dissipés, tant la magie et la poésie du langage séduisent le lecteur.
La culture minéralogique de Caillois est fascinante. Rien que les titres des différents chapitres du livre nous donnent une idée claire des connaissances de cet auteur original : Des pierres de la Chine , Des pierres de l´Antiquité classique, Concrétions siliceuses, Agate (I et II), Hématite iridescente, Quartz squelette, Quartz fantôme entre autres. Nous n´hésitons pas à reproduire un petit fragment du premier chapitre, Des pierres de la Chine   : «La saveur de la pierre hiong-hoang est froide et amère (...). Elle guérit les ulcères malins, les fistules ; elle chasse les fantômes, les mauvais esprits. Elle éloigne les miasmes. Elle annule le venin des reptiles (...). La pierre hiong-hoang change les filles en garçons. Lorsqu´une femme s´aperçoit qu´elle est enceinte, il lui suffit d´en placer un fragment dans un petit sac de soie, qu´elle s´introduit dans le vagin. Le foetus prend alors de la force et devient mâle».
En 1978, quelques mois avant sa mort (survenue le 21 décembre), Roger Caillois publiait un récit autobiographique, Le fleuve Alphée, où il revenait, par moments, à sa passion pour la minéralogie.