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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 28 décembre 2011

Chronique de janvier 2012



 François Bizot

Douch devant la Cour




 Le bourreau du Kampuchéa.


Un bourreau est-il un être humain comme les autres? Peut-on affirmer que les génocidaires sont des êtres qui, par une quelconque perversion de la nature, se sont fait contaminer par un étrange virus qui leur aurait ôté toute humanité ? Ces questions qui dans une première lecture peuvent paraître assez simplistes sont depuis des décennies- à vrai dire après l´Holocauste-  au cœur des débats politiques et philosophiques.  Au même titre que le débat sur l´indicible, l´imprescriptibilité des crimes contre l´humanité ou le devoir de mémoire, la réflexion sur le rôle du bourreau et son côté monstrueux, du domaine de l´inhumain, n´a cessé de noircir nombre de pages sous la plume d´écrivains et chercheurs qui se sont penchés au fil des années sur le phénomène totalitaire. Au Cambodge-alors dénommé le Kampuchéa-, en Asie, dans les années soixante-dix, sous l´inspiration d´un certain Pol Pot (sobriquet de Saloth Sâr), a sévi un des totalitarismes les plus violents du vingtième siècle. Avant leur prise du pouvoir en 1975 et la mise en place d´un plan de collectivisation radicale qui a provoqué la mort de près de 1,7 million d´êtres humains (victimes de torture, épuisement et malnutrition), les Khmers rouges contrôlaient déjà, depuis le début des années 70, de vastes zones du territoire cambodgien où ils avaient strictement appliqué un socialisme à visage inhumain.
Le 10 octobre 1971,  François Bizot, un jeune ethnologue de 31 ans qui faisait des recherches au Cambodge, accompagné de sa jeune fille Hélène, âgée d´un peu moins de quatre ans, et de deux collaborateurs, Lay et Son, est arrêté dans un monastère par des miliciens de la guérilla cambodgienne. Sa fille Hélène est laissée sur la route tandis que François Bizot, Lay et Son sont emmenés dans un camp, le M.13, où d´autres personnes étaient déjà emprisonnées. L´ethnologue français comparaît devant un simulacre de tribunal où on l´interroge sous l´œil d´un public applaudissant à tout rompre. Plus tard, rejoignant ses deux acolytes, il voit une demi-douzaine de jeunes filles, l´air dégouté, leur cracher au visage. Quoique condamné à mort par cette mascarade de tribunal, François Bizot est libéré au bout de quasiment trois mois (la veille de Noël) et la décision lui est communiquée par Kang Kek Iev, dit Douch, son geôlier, un intellectuel de 28 ans, professeur de mathématiques,  parlant couramment le français et suivant au pied de la lettre les consignes de Pol Pot. Malheureusement Lay et Son – François Bizot l´a appris plus tard- n´auraient pas la même chance et  seraient exécutés.
Des années ont passé et ce n´est qu´en 2000 que François Bizot a décidé de livrer son premier témoignage sur sa captivité  en publiant aux éditions La Table Ronde le récit  Le Portail, avec une belle préface de John Le Carré. Cet automne –en septembre 2011- est paru chez Flammarion un deuxième livre sur le même sujet, d´une autre perspective, intitulé Le silence du bourreau.  Quel événement aurait-il poussé François Bizot, après un silence aussi long, à témoigner sur ses trois mois de captivité ? Certes, il y a de nombreux exemples dans l´histoire littéraire où l´on ne témoigne que bien des années plus tard. Il est bien des expériences qui réclament un temps de maturation, un temps de réflexion assez prolongé pour que la plume soit apte à livrer ses impressions. Toujours est-il que pour François Bizot il est deux dates qui ont contribué à déclencher dans son esprit le besoin de témoigner.
La première c´est 1988. C´est en effet cette année-là que François Bizot, en regardant une photo, lors d´une visite à la prison de Tuol Sleng, a reconnu le visage de celui qui avait été son geôlier. Or, quelle ne fut sa stupeur en découvrant que celui en qui il était malgré tout parvenu à dénicher un brin d´humanité pendant son emprisonnement était, dans les années de la terreur des khmers rouges au Cambodge, le directeur même de cette prison, connue aussi sous le nom de camp S21, un centre de torture sis dans les locaux d´un ancien lycée à Phnom Penh. Il fut directement responsable de la mort de quelque 40.000 personnes. La deuxième date c´est en 1999 et là l´impact est encore plus incisif. Douch avait reparu vivant. Deux journalistes l´avaient trouvé et aussitôt reconnu grâce à de vieilles photos, il vivait paisiblement dans un village cambodgien.   François Bizot ne pouvait plus se taire : « J´ai vu les éléments du puzzle infernal s´ordonner dans ma tête. La biographie de Douch ne pourrait plus être que celle du «bourreau de Tuol Sleng», alors qu´il m´avait fait voir à moi autre chose de lui-même. Il ne m´était plus permis de me taire : l´individu révolté, le spécialiste engagé, l´homme démasqué, l´être exigeant et moral, ou tout était vrai, ou tout était facette. Ses métamorphoses prenaient la signification des tragédies antiques qui n´expliquent rien, dont le sens est obscur, mais où le thème unique demeure la représentation des forces de la vie, au sein desquelles l´homme se débat, en plein milieu du danger»*.
Le silence du bourreau- dont on a extrait les paroles que vous venez de lire- est un récit épuré, donc sans fioritures, et écrit face à l´extrême. Une œuvre de sagesse en ce sens que François Bizot dans le dépouillement  et la sobriété de son témoignage nous donne une merveilleuse leçon d´humanisme et de tolérance. Tolérance n´est aucunement synonyme ici d´une quelconque compréhension vis-à-vis des crimes perpétrés par Douch ou commis à son instigation. Le fait que François Bizot ait reconnu une part d´humanité dans le comportement de Douch pendant sa période de captivité ne renvoie nullement à un amenuisement de ses responsabilités criminelles. François Bizot ne plaide point la compassion pour Douch. La terrible interrogation qu´il ne peut s´empêcher de formuler porte sur la possibilité ou non de reconnaître les crimes des bourreaux dans toute leur dimension sans mettre en cause l´homme lui-même. C´est-à-dire-contrairement à ce que l´on croit d´ordinaire et reprenant de la sorte les réflexions présentées au début de cet article- que les bourreaux sont eux aussi  des êtres humains et non pas des monstres. Ce sont  des hommes comme vous et moi. Combien de fois n´avez-vous pas été frappé de stupéfaction après que l´on eut découvert  qu´un voisin poli et qui vous saluait gentiment chaque jour avait commis un crime des plus hideux ?
Ce récit est composé de deux parties : le  bref récit de la captivité de François Bizot, sur fond du portrait de Douch(le révolutionnaire, le bourreau, le détenu, l´accusé) et les annexes du procès de Douch lui-même qui a été détenu en 1999.  
Après l´arrestation de Douch,  François Bizot l´a vu pour la première fois en 2003. Le dialogue s´est poursuivi au-delà de leur rencontre sans aucune sorte de complicité entre les deux hommes. Le 31 juillet 2007, Douch est inculpé de crimes contre l´humanité, crimes de guerre et meurtres avec préméditation par le tribunal du génocide cambodgien, parrainé par les Nations Unies. Le procès s´ouvre le 17 février  2009 et Douch  demande pardon aux victimes de la dictature de Pol Pot, notamment pour les crimes commis à la prison de Tuol Sleng. Il fait  part également de sa conversion au christianisme en 1996.  Pourtant, une volte-face se produit le 27 novembre 2009, le jour où Douch -qui avait plaidé coupable toute la procédure durant- demande son acquittement. Tout en reconnaissant les crimes qui lui sont imputés, il nie néanmoins avoir été un haut dignitaire du régime de Pol Pot. Début juillet 2010, il se passe des services de son avocat français Me François Roux mais conserve l´avocat cambodgien Me Kar Savuth. Le verdict est rendu le 26 juillet et Douch est condamné à 35 ans de réclusion pour crimes contre l´humanité.  Cette peine sera  revue à la baisse étant donné que l´on a reconnu que sa détention par une cour militaire après son arrestation en 1999 était illégale. Un nouveau procès international s´est ouvert le 28 mars 2011 puisque tant l´accusé que les parties civiles ont fait appel de cette condamnation. Le verdict sera rendu le 12 février. Les procureurs ont requis la perpétuité, commuée en quarante-cinq ans de détention  alors que Douch  a réaffirmé qu´il n´était pas un des pontes du régime, voulant  ainsi  échapper à la compétence de cette Cour internationale. 
Quel que soit le verdict définitif de ce procès contre Douch, rien n´effacera la brillante déposition de François Bizot le 9 avril 2009 dont je reproduis pour terminer l´ extrait  qui suit, révélateur de la stature humaine et morale de cet ethnologue français : «(…)Pour prendre la mesure de l´abomination du bourreau et de son action(…)je dis qu´il faut réhabiliter l´humanité qui l´habite. Si nous en faisons un monstre à part, dans lequel nous ne sommes pas en mesure de nous reconnaître, en tant qu´être humain, l´horreur de son action me semble nous échapper dans une certaine mesure. Alors que si nous considérons qu´il est un homme avec les mêmes capacités que nous-mêmes, nous sommes effrayés au-delà de cette espèce de ségrégation qu´il faudrait faire entre les uns qui seraient capables de tuer et puis nous qui n´en sommes pas capables. Je crains malheureusement qu´on ait une compréhension plus effrayante du bourreau quand on prend sa mesure humaine». 

*Le silence du bourreau, page 27.

À lire de François Bizot :
Le silence du bourreau,  éditions Flammarion. Paris, 2011.
Le Portail, éditions La Table Ronde, Paris 2000(disponible aussi en édition de poche dans la collection Folio, chez Gallimard).

P.S-1- Sur cette période noire de l´histoire du Cambodge, je vous conseille aussi la lecture du roman très intéressant de Patrick Deville, Kampuchéa (éditions du Seuil, Paris, 2011), considéré par le magazine Lire comme le meilleur roman de l´année dernière.
À lire aussi L´Élimination, de Rithy Panh, avec Christophe Bataille(éditions Grasset, Paris 2011) et à regarder le film de Rithy Panh, Douch, le maître des forges de l´enfer, dans les salles françaises à partir du 18 janvier.
P.S-2(le 4 février)-Le verdict a été rendu non le 12 mais le 3 février et Douch a été condamné à perpétuité.      

mardi 27 décembre 2011

Centenaire de la naissance de Alves Redol



Jeudi prochain, 29 décembre, on signalera le centenaire de la naissance d´un grand écrivain portugais du vingtième siècle, António Alves Redol.  Intellectuel progressiste et représentant du courant néo-réaliste de la littérature portugaise, Alves Redol a dépeint dans ses romans et ses contes le quotidien triste et gris des milieux ruraux et ouvriers portugais(surtout de Ribatejo,la région dont il était issu), muselés par la dictature de Salazar.Parmi ses oeuvres principales, on se permet de relever Gaibéus(1939), Avieiros(1942), Fanga(1943), A barca dos Sete Lemes(1958), Barranco de Cegos(1961) et Constantino, guardador de vacas e de sonhos(1962). 
Alves Redol est né à Vila Franca de Xira où il existe depuis 1990 le Musée du Néo-réalisme, en guise d´hommage à Alves Redol lui-même et à tous les écrivains de ce courant littéraire.
Il est mort à Lisbonne le 29 novembre 1969. 

dimanche 18 décembre 2011

Vaclav Havel n´est plus




Grièvement malade depuis longtemps, Vaclav Havel est mort aujourd´hui à l´âge de 75 ans. Dramaturge(Fête en plein air, L´Audience,Largo desolato,Assainissement...)et essayiste( Le Pouvoir des sans-pouvoir, L´Angoisse de la liberté...)Vaclav Havel est surtout connu comme homme politique. Dissident pendant la période communiste et co-fondateur du mouvement Charte 77, il fut emprisonné à plusieurs reprises et en 1989 il est devenu un des symboles les plus représentatifs de la révolution de velours. Nommé président de la Tchécoslovaquie en 1989 ,il a démissionné de ses fonctions le 20 juillet 1992 lorsque la partition entre Tchèques et Slovaques est devenue inéluctable. Pourtant,il a été  élu président de la République tchèque en 1993 et réélu en 1998.Il s´est vu décerner de nombreux prix, récompensant non seulement son oeuvre d´écrivain mais aussi son intervention civique. C´est toujours avec une énorme tristesse que l´on apprend la mort d´un humaniste...

samedi 17 décembre 2011

Le Prix Pessoa pour Eduardo Lourenço




 Quand j´ai appris l´attribution du Prix Pessoa- un des plus prestigieux de la culture portugaise, créé il y a vingt-cinq par l´hebdomadaire Expresso et qui récompense chaque année une personnalité importante du pays-au penseur et essayiste Eduardo Lourenço,je me suis dit:«Il était temps» En effet, mieux vaut tard que jamais. Toujours est-il que Eduardo Lourenço l´a bien mérité, lui qui, à l´âge de 88 ans, ne cesse de réflechir sur le Portugal et l´Europe. Habitant à Vence(la petite ville française où est décédé en 1969 l´écrivain polonais Witold Gombrowicz, un des plus géniaux du vingtième siècle)depuis 1965, ancien professeur universitaire à Grenoble et à Nice, où il est devenu maître de conférences, Eduardo Lourenço est l´auteur entre autres titres de Mythologie de la Saudade, Le Labyrinthe de  la saudade(essais sur la mélancolie portugaise), Fernando Pessoa,roi de notre Bavière, L´Europe désenchantée: pour une mythologie européenne ou La splendeur du chaos. En 1988, il a reçu le prix européen de l´essai Charles Veillon. Ses oeuvres sont disponibles en français chez des maisons d´édition comme Metailié, La Différence, L´escampette et Chandeigne.En portugais,ses Oeuvres Complètes sont maintenant en cours de publication par la prestigieuse Fondation Calouste Gulbenkian.

vendredi 2 décembre 2011

Le Cervantès pour Nicanor Parra




Quoique je sois très attaché à la culture de langue espagnole(comme les lecteurs de ce blog peuvent le constater en lisant mes chroniques) je n´ai jamais fait ici mention de l´attribution annuelle du Prix Cervantès qui récompense tous les ans un grand écrivain de langue espagnole, même quand il fut attribué à un écrivain de ma prédilection, comme ce fut le cas en 2009 avec la consécration du poète mexicain José Emilio Pacheco. Pourtant, je ne pouvais nullement passer sous silence l´attribution du prix au poète chilien Nicanor Parra et ceci parce que depuis des années j´essaie de faire auprès de mes amis la promotion de son oeuvre, pratiquement inconnue au Portugal et en France. Auteur de plus d´une vingtaine de livres de poésie-dont le plus connu est peut-être Poemas y Antipoemas(1954)-, Nicanor Parra a 97 ans et il est frère de la grande chanteuse Violeta Parra(décédée en 1967). Souvent, à l´occasion d´une fête d´anniversaire ou d´un dîner professionnel ou simplement entre amis, où l´on boit du vin, je cite de mémoire des vers de Nicanor Parra sur le nectar des dieux. Les vers- extraits du poème Coplas del Vino, du livre La Cueca Larga(1958)- sont ceux qui suivent: «El vino tiene un poder/que admira y que desconcierta/transmuta la nieve en fuego/y al fuego lo vuelve piedra»(«Le vin a un pouvoir/qui force l´admiration et déconcerte/il transforme la neige en feu/et le feu se mue en pierre»).
J´espère bien que cette distinction contribuera à éveiller l´intérêt des éditeurs du Portugal, de la France et d´autres pays pour l´oeuvre de Nicanor Parra.

Christa Wolf (1929-2011)




Hier, nous avons appris la mort, à l´âge de 82 ans, de Christa Wolf, un des plus grands écrivains allemands. Auteur, entre autres titres, de Médée. Voix et Cassandre.Les prémisses et le récit, Christa Wolf a vécu dans l´ancienne RDA et certains lui ont souvent reproché sa complaisance envers le régime en place. En fait, elle n´a jamais été une enthousiaste de la réunification et en 1993, dans une interview accordée au Berliner Zeitung, elle a avoué sa «collaboration informelle» avec le Ministère de la Sûreté et de l´État de la RDA. Quoi qu´il en soit, son oeuvre compte parmi les plus importantes de la littérature allemande contemporaine et fut couronnée de plusieurs prix en Allemagne et à l´étranger.

dimanche 27 novembre 2011

Chronique de décembre 2011




Manuel Chaves Nogales ou l´honneur de son métier.

«J´étais ce que les sociologues dénomment un «petit-bourgeois libéral», citoyen d´une république démocratique et parlementaire». Cet aveu de Manuel Chaves Nogales, on peut le lire dans le prologue de son œuvre A sangre y fuego(À sang et à feu),neuf récits sur la guerre civile espagnole, probablement- je l´ai déjà écrit ailleurs- un des meilleurs livres que l´on eût jamais écrits sur ce conflit qui a ravagé l´Espagne dans les années trente du vingtième siècle. Au début de cet automne est parue en Espagne sous la plume de María Isabel Cintas Guillén, une biographie de Manuel Chaves Nogales, El oficio de contar(le métier de raconter)(1), témoignant de l´intérêt croissant que suscite depuis quelques années enfin l´œuvre de cet écrivain et journaliste espagnol qui fut sans l´ombre d´un doute une des voix les plus lucides et l´une des plumes les plus avisées de la période la plus sanglante de la vie espagnole du siècle dernier. Cet intérêt est néanmoins-vous l´avez déjà sûrement déduit de mes paroles – tout récent. Les écrivains Andrés Trapiello, Arcadi Espada ou Antonio Muñoz Molina comptent parmi les intellectuels qui se sont interrogés ces derniers temps sur le long silence qui s´est abattu pendant des décennies sur l´œuvre de ce journaliste et écrivain qui eut le tort de faire preuve de modération lorsque la passion la plus irrationnelle s´était emparée de l´Espagne au mitan des années trente. Attaché à la démocratie et à la légalité républicaine et parlementaire, dans ses écrits n´a jamais percé la moindre complaisance vis-à-vis des extrémismes de tout bord. Si la barbarie franquiste lui répugnait, il n´en croyait pour autant pas à la pureté révolutionnaire. Dans le prologue cité plus haut, il écrit : «N´importe quel révolutionnaire, avec tout le respect, m´a toujours semblé quelque chose d´aussi pernicieux qu´un quelconque réactionnaire.» Chaves Nogales savait de quoi il retournait, lui qui en reportage dans la patrie des Soviets avait constaté que les lendemains ne chantaient ni aussi fort ni de façon aussi accordée que ça. Son intransigeance devant la vérité est peut-être la raison qui explique non seulement que son nom fût mis sous le boisseau après le triomphe franquiste mais aussi que les cercles de l´opposition en exil n´eussent jamais fait le moindre effort pour promouvoir son œuvre.
Manuel Chaves Nogales est né en 1897 à Séville dans un milieu relativement aisé et intellectualisé. Sa mère était concertiste et son père, Manuel Chaves Rey, un journaliste assez réputé localement qui travaillait notamment pour le journal El Liberal dont le directeur fut, pendant un temps, son beau-frère, José Nogales. Manuel Chaves Nogales s´est découvert lui aussi assez tôt cette vocation familiale et dès son enfance il accompagnait son père dans les rédactions des journaux où celui-ci collaborait. À la mort prématurée de Manuel Chaves Rey, son fils s´est fait fort de compléter une œuvre inachevée du père : Crónica Abreviada o Registro de Sucesos de la ciudad de Sevilla (Chronique abrégée ou Rapport d´événements de la ville de Séville), publiée en 1916. À vingt ans, il était déjà journaliste professionnel et officiait comme rédacteur des journaux El Noticiero Sevillano et La Noche et c´est encore dans la capitale andalouse qu´il a publié son premier livre d´essais La ciudad(La ville). En 1922, il est parti avec sa femme Pilar à Madrid où il a collaboré aux périodiques La Acción, Ahora, La Estampa et surtout El Heraldo dont il est devenu rédacteur en chef et où il a fait la connaissance du journaliste César González Ruano(2). En 1927 il a remporté le prix Mariano de Cavia, le plus prestigieux de la presse espagnole, grâce à son reportage «La llegada de Ruth Elder à Madrid» («L´arrivée de Ruth Elder à Madrid»), sur la première femme ayant croisé l´Océan Atlantique en vol solitaire. Manuel Chaves Nogales était bel et bien au sommet de son art et les années suivantes les reportages à l´étranger se sont succédé, en Italie, en France, en Allemagne et en Russie(ou plutôt en Union Soviétique). La toute nouvelle patrie des Soviets lui a inspiré quatre livres importants dans sa bibliographie : La vuelta a Europa en avión, un pequeño burgués en la Rusia roja(Le tour d´Europe en avion, un petit bourgeois dans la Russie rouge), en 1929 ; La bolchevique enamorada-el amor en la Rusia roja(La bolchevique amoureuse- l´amour dans la Russie rouge) en 1930 ; Lo que ha quedado del imperio de los zares(Ce qui reste de l´empire des tsars), publié en 1931 et El maestro Juan Martínez estaba allí (Le double jeu de Juan Martínez ), paru en 1934. Si dans les deux premiers livres, il raconte ce qu´il voit dans l´Union Soviétique des vainqueurs de la révolution, dans le troisième, il brosse le portrait de la soi-disant Russie blanche, la bourgeoisie et l´aristocratie russes qui ont fui leur pays après la révolution bolchevique. Il interroge nombre de ces figures- surtout à Paris où la plupart d´entre elles se sont réfugiées-, décrit le dénuement d´une ancienne élite et les mœurs qu´elle a pu conserver en exil. Il interviewe, outre des citoyens anonymes, des figures de renom comme le Grand -Duc Cyrile, Mathilde Kchesinska, la maîtresse de Nicolas II, le dernier tzar, ou le menchevique social-démocrate Alekxandr Fiodorovitch Kerensky, qui, ayant contribué à mettre un terme à l´empire tsariste dans la révolution de février 1917, fut à son tour renversé par les bolcheviques en octobre de la même année. Contrairement à la rumeur qui s´était répandue à l´époque, nourrie par la propagande bolchevique, Kerensky ne jouissait pas d´un exil doré grâce à l´or volé pendant les quelques mois où il avait officié au gouvernement russe, mais menait une vie plutôt modeste en tant qu´éditeur d´un petit journal russe à Paris(3).Enfin, le quatrième livre «à l´ambiance russe» est un roman où l´on est témoin de l´imagination prodigieuse de Manuel Chaves Nogales aussi bien que de sa verve de conteur. El maestro Juan Martínez estaba allí raconte l´histoire d´un danseur de flamenco Juan Martínez lui-même et sa compagne Sole qui en tournée en Russie sont pris de court par les événements révolutionnaires de février 1917. Sans pouvoir quitter le pays, ils sont en proie à toutes sortes de péripéties, assistent à la victoire des bolcheviques en octobre et à la guerre civile sanglante qui s´ensuit.
L´éclectisme de Manuel Chaves Nogales s´étale au grand jour en 1935 avec la parution de celui qui est sûrement son livre le plus connu : Juan Belmonte, matador de toros, su vida y sus hazañas(Juan Belmonte, matador de taureaux, sa vie et ses prouesses), une biographie du torero mythique Juan Belmonte, sévillan comme l´auteur. D´aucuns considèrent encore aujourd´hui ce livre comme aussi mythique que la figure portraiturée, à coup sûr un des meilleurs livres jamais écrits sur la tauromachie et peut-être aussi sur la ville de Séville.
En 1936 alors que Manuel Chaves Nogales dirigeait (depuis 1931) le journal Ahora, proche de Manuel Azaña(4), éclatait la guerre civile espagnole. L´ écrivain et journaliste sévillan- qui s´était déjà taillé une réputation de grand reporter, ayant notamment interviewé des figures politiques de l´actualité dont le ministre nazi de la Propagande Joseph Goebbels (qu´il a qualifié de «ridicule») et ayant fait état des nouveaux camps de travail hitlériens- se met au service de la République espagnole et partant de la légalité parlementaire.
Ses éditoriaux, objectifs et percutants, témoignent de la fermeté de ses convictions. Quand le gouvernement quitte Madrid le 6 novembre 1936, Manuel Chaves Nogales se rend compte qu´il ne peut rien faire d´autre pour défendre le régime républicain sur le territoire espagnol et quelques semaines plus tard il part à Paris. Toujours dans le prologue de son livre A sangre y fuego, publié au Chili en 1937, ses paroles sont celles d´un homme à la fois désabusé et doté d´une extrême lucidité dans ses jugements : « Je suis parti quand j´ai eu la conviction intime que tout était perdu et qu´ il n´y avait plus rien à sauver, quand la terreur ne me laissait plus vivre et le sang me noyait. Attention ! Dans ma désertion le sang versé par les bandes d´assassins qui exerçaient la terreur rouge à Madrid pesait autant que celui que déclenchaient les avions de Franco, tuant des femmes et des enfants innocents. Et je craignais autant ou davantage la barbarie des maures, des bandits de Tercio et des assassins de la Phalange que celle des analphabètes anarchistes ou communistes(…) J´ai voulu me payer le luxe de n´éprouver aucune solidarité à l´égard des meurtriers. Peut-être est-ce un luxe excessif pour un Espagnol». Et plus loin, sur les raisons de son départ : «Homme d´un seul métier j´ai erré dans l´Espagne gouvernementale confondu avec ces pauvres gens arrachés à leur ménage et à leur labeur par le tourbillon de la guerre. Je me suis expatrié lorsque je me suis aperçu que rien d´autre ne pourrait se faire en Espagne que d´aider à la guerre même.»
En ce temps-là, Paris grouillait de réfugiés venus de tous les coins d´Europe, notamment d´Espagne à cause de la guerre, d´Allemagne fuyant le nazisme. Tantôt tolérés, tantôt dédaignés par les autorités françaises, nombre d´entre eux menaient une vie misérable, séjournant en des hôtels louches comme Arturo Barea(5), un autre écrivain espagnol longtemps oublié, ou sombrant dans l´alcoolisme comme le grand écrivain et journaliste autrichien Joseph Roth.
Manuel Chaves Nogales, quant à lui, est toujours aussi actif en exil et met sa plume au service du combat contre la poussée du fascisme en Europe. Il participe à la résurrection de l´agence Havas, collabore à France Soir, Candide, L´Europe Nouvelle et à nombre de périodiques latino- américains. De son appartement dans le quartier de Montrouge, il compose un petit journal, à l´intention des exilés espagnols, sur les nouvelles d´Espagne, le plus souvent ramenées par les nouveaux exilés eux-mêmes.
Fiché par la Gestapo, Manuel Chaves Nogales doit abandonner Paris quelques jours avant l´invasion nazie et partir d´abord à Bordeaux puis à Londres où il s´est fixé. La débâcle française lui inspire un nouveau livre- encore une fois d´une lucidité et d´une objectivité hors de pair-intitulé La agonia de Francia (L´agonie de la France). Son séjour parisien avait permis à Manuel Chaves Nogales de connaître un peu les méandres de la politique française et de ne pas s´étonner de l´archaïsme des militaires, de la lâcheté des hommes politiques –que la romancière russe Nina Berberova, exilée elle aussi à Paris, a qualifié de «cadavres ambulants»-et de l´insouciance des citoyens devant la menace expansionniste tudesque. Ce francophile explique, de main de maître, comment le pays qui avait été pendant plus d´un siècle un modèle à suivre par tant d´autres nations de par le monde, par son attachement aux valeurs de la démocratie et de la liberté, a pu succomber aussi facilement devant l´avalanche nazie qui, à vrai dire, n´a fait qu´une bouchée de l´armée française. Ce livre fut publié en 1941 à Montevideo.
Manuel Chaves Nogales part donc à Londres, mais sa famille rentre en Espagne. Dans la capitale britannique, fidèle à ses principes et aux combats de toute une vie, il collabore au service étranger de la B.B.C, dirige The Atlantic Pacific Press Agency et tient une chronique régulière dans le quotidien Evening Standard. En mai 1944, une péritonite a fauché la vie de cet homme exemplaire.
Longtemps épuisés et introuvables- même chez les bouquinistes, ce que les Espagnols désignent comme librerías de viejo- ses livres sont aujourd´hui réédités à un rythme assez régulier grâce à des maisons d´édition comme Libros del Asteroide, Espasa Calpe, Renacimiento ou Almuzara. En français, il y a pour l´instant trois traductions disponibles : Juan Belmonte, matador de taureaux (Verdier) ; Le double jeu de Juan Martínez et À feu et à sang (Quai Voltaire). La parution de l´essai L´agonie de la France est prévue pour l´année prochaine.
Victime peut-être, pendant des décennies, de ceux qui conçoivent la politique, la littérature, le journalisme ou l´histoire comme des écoles de sectarisme et de vengeance, honni pour son indépendance, Manuel Chaves Nogales est enfin réhabilité. Tant mieux pour la littérature et le journalisme espagnols qui retrouvent ainsi une de ses références majeures de la première moitié du vingtième siècle. Ils sont grands les pays qui savent honorer leurs justes…

(1)Le livre est paru aux éditions de la Fundación José Manuel de Lara.


(2)Aujourd´hui la Fondation Mapfre attribue chaque année le prix  González Ruano du nom de ce journaliste renommé. (P.S (août 2014)- Le prix fut rebaptisé Prix du récit et c´est sous ce nom qu´il sera désormais attribué. Quoique la fondation ne le reconnaisse pas, la raison devrait avoir trait aux documents récents et à la parution d´une  biographie faisant état de la collaboration de González Ruano avec les nazis).
(3) Kerensky est mort à New York en 1970, à l´âge de 89 ans.
(4)Manuel Azaña fut un des hommes politiques espagnols les plus réputés des années trente. Il fut premier ministre lors de l´avènement de la République en 1931, puis Président de la République pendant la guerre civile.
(5)Arturo Barea est parti à Londres avec sa femme Ilse Kulcsar, une autrichienne, en février 1939 et y a vécu jusqu´à sa mort en 1957. C´est dans la capitale britannique qu´il a publié La forja de un rebelde(La forge d´un rebelle),devenu un succès à l´époque.

dimanche 20 novembre 2011

Daniel Sada n´est plus



L´écrivain mexicain Daniel Sada, conteur, romancier et poète, né le 25 février 1953 à Mexicali, est décédé vendredi dernier, 18 novembre, à Mexico, victime d´une insuffisance rénale. Daniel Sada était considéré comme un des écrivains latino-américains les plus représentatifs de sa génération et sa prose a souvent été comparée, par sa richesse lexicale, à celle du grand écrivain cubain José Lezama Lima. Son oeuvre avait été récompensée par des prix assez prestigieux comme le Xavier Villaurrutia en 1992 pour le roman Registro de causantes et le Prix Herralde en 2008 pour le roman Casi Nunca. Le Prix National Mexicain des Sciences et des Arts lui a été attribué vendredi dernier, le jour de son décès. Daniel Sada, hospitalisé, est mort sans avoir appris cette dernière distinction.

dimanche 13 novembre 2011

Un cahier mural de Philippe Despeysses


Jeudi prochain, 17 novembre, notre ami Philippe Despeysses présentera à 19 heures à l´Institut Français du Portugal, à Lisbonne(AV. Luís Bivar, 91), son dernier livre de poésie Chaque mot est un pas, un cahier mural avec des photos de Hervé Hette et traduction de Maria do Carmo Faria.
Après la présentation, on aura droit à un petit spectacle avec des musiciens du Cap-Vert. Un événement à ne pas rater.

mercredi 2 novembre 2011

Alexis Jenni remporte le prix Goncourt 2011



Alexis Jenni, 48 ans, professeur de biologie à Lyon, vient de remporter le Prix Goncourt 2011. L´art français de la guerre est le titre de ce premier roman, une fresque sur l´héritage des guerres coloniales en France. Ce pavé(autour de 640 pages) est publié chez Gallimard.
Entretemps, le prix Renaudot a été attribué à Emmanuel Carrère pour son livre Limonov(chez P.O.L) qui est d´ailleurs le sujet de la dernière chronique de ce blog . Enfin, le Grand Prix du roman de l´Académie Française avait déjà récompensé la semaine dernière le livre Retour à Killibegs de Sorj Chalandon, chez Grasset.

vendredi 28 octobre 2011

Chronique de novembre 2011

Emmanuel Carrère


Edouard Limonov





Une autre vie que celle d´Emmanuel Carrère.

Avant sa parution le 8 septembre, Limonov, le dernier livre (biographie ? roman-enquête ?roman biographique ? biofiction(1) ?) d´Emmanuel Carrère était un des plus attendus de la rentrée. Inspiré par la vie de l´écrivain russe Edouard Limonov, ce livre a fait l´objet, dans presque toutes les gazettes, de commentaires fort élogieux, contribuant ainsi à asseoir la réputation d´Emmanuel Carrère comme un des auteurs français les plus prestigieux de l´actualité. La seule exception- du moins parmi celles que j´ai lues- à ce tableau dithyrambique, je l´ai dénichée sous la plume d´Oriane Jeancourt Galignani, dans le magazine Transfuge. Le livre est d´ailleurs présenté au sommaire du numéro de septembre de ce beau magazine de littérature et de cinéma comme une des déceptions de la rentrée avec Les Souvenirs de David Foenkinos et Freedom de Jonathan Franzen. Les arguments d´Oriane Jeancourt Galignani sont assez solides. Ils ne mettent pas en question les qualités littéraires du livre, mais le fait qu´il n´est pas à proprement parler une fiction(le titre de l´article l´annonce d´ailleurs sans ambages : Ceci n´est pas un roman). La journaliste ne cache pas son admiration pour l´œuvre de l´auteur dont elle évoque les livres précédents où Carrère confrontait le lecteur «à l´objet obscur de son effroi». Il manque, selon Oriane Jeancourt Galignani, à Limonov ce que recelait L´Adversaire, un autre livre de l´auteur, «un mystère, une ombre sur le visage qui permettrait de suggérer cette folie grimpante, sur le point de posséder l´homme». Et la phrase finale de l´article est assez lapidaire : «Nul anonyme n´a jamais survécu dans un livre d´histoire». Quoique l´on puisse considérer qu´elle n´a pas tout à fait tort et que l´on puisse ranger ce livre au rayon de la biographie historique, il n´en est pas moins vrai- à mon avis, du moins- qu´Emmanuel Carrère a trouvé pour nous raconter l´histoire d´Edouard Limonov une formule séduisante, aérée, teintée aussi d´impressions autobiographiques, tenant le lecteur en haleine tout le long de près de cinq cents pages et ceci –on doit le reconnaître- il faut bien un sacré talent pour le faire.
Qui est au fait Edouard Limonov ? Aura-t-il eu-de son propre aveu- une vie de merde ? Qu´est-ce qu´une vie de merde, par ailleurs ? Edouard Véniaminovitch Savenko, dit Limonov, écrivain et fondateur du parti national-bolchevique est né le 22 février 1943 à Dejerzinsk dans un milieu qui n´était pas particulièrement aisé. Son père Veniamine Savenko était issu d´une famille de paysans. Electricien habile, il est recruté par le NKVD, police politique soviétique, et c´est grâce à ce recrutement qu´il a pu échapper au front et fut affecté à la garde d´une usine d´armement. C´est lors d´un bombardement qu´il connaît une jeune ouvrière, Raïa Zybine, fille d´un directeur de restaurant, destitué pour détournement de fonds. En 1947, Savenko est muté à Kharkov, en Ukraine. C´est la qu´Édouard grandit et rejoint une bande de garnements qui font leur vie pratiquement dans la rue. Il est friand de poésie et commence à fréquenter avec le temps les milieux artistiques. Il connaît deux femmes importantes dans sa vie (une troisième des années plus tard) : Anna, une maniaco-dépressive et Elena, un mannequin. Entre 1967 et 1974, il vit à Moscou où il fait partie de l´underground moscovite.
Contrairement à des dissidents avérés, qui plus est choyés par les «démocraties bourgeoises», que la bureaucratie moscovite pourrait facilement classer comme «antisociaux» et «antisoviétiques» et que Limonov ne tenait pas lui-même en haute estime comme Josef Brodsky et Alexander Soljenitsyne, le jeune intellectuel grandi à Kharkov était plutôt du menu fretin. Quoiqu´il en soit, les circonstances de son départ aux Etats-Unis ne sont pas très claires.
Toujours est-il qu´en 1975 Édouard Limonov et Elena débarquent à New-York où la vie ne sera pas une partie de plaisir. Ils fréquentent certes des gens huppés mais cela ne leur vaut pas pour autant d´avoir pignon sur rue. Ils commencent à se disputer jusqu´à consommer leur rupture. Limonov vivote, écrit pour de petits journaux d´émigrés russes de faible tirage où la plupart des journalistes parlent à peine l´anglais-le baragouinent plutôt-et connaît des expériences homosexuelles. Il prend du plaisir à «sucer des bites» et à «se faire enculer par des Noirs», histoire de vérifier si le mythe de la puissance sexuelle des hommes d´origine africaine a quelque fond de vérité. De ces expériences, il écrit deux livres intitulés respectivement Le poète russe préfère les grands Nègres et Journal d´un raté(2). À un moment donné, il devient valet de chambre d´un milliardaire, ce qui lui inspirera un autre titre : Histoire de son serviteur. Ces livres verront le jour des années plus tard à Paris où l´on retrouve Limonov en 1980.
Dans la ville lumière, il séjournera toute la décennie et connaîtra Natacha, la troisième femme de sa vie. Il est particulièrement actif, collabore à des journaux et fait partie, Jean-Edern Hallier en tête, de l´équipe qui relancera L´idiot international. C´est à cette époque aussi qu´il acquiert la réputation de rouge-brun, à la fois fasciste et bolchevique. Ceci explique qu´il ne salue pas la chute du mur de Berlin et qu´il aura vite la nostalgie de l´empire soviétique.
Il rentre dans son pays dès décembre 1989 et ne peut naturellement s´empêcher d´être témoin de l´écroulement de l´Union Soviétique. Il participe à deux reprises à la guerre en ex-Yougoslavie, prenant le parti serbe, bien entendu, solidarité slave oblige. En 2002, il est arrêté, purgeant une peine de deux ans pour trafic d´armes et tentative de coup d´état au Kazakhstan. Ces dernières années, il a animé le parti national bolchevique(interdit par la cour de la ville de Moscou le 19 avril 2007), le mouvement L´Autre Russie et se déclare ennemi juré de Vladimir Poutine.
Cette réputation de rouge-brun et cette nostalgie de l´Union Soviétique donneraient peut-être matière à réflexion à tous ceux qui croient à la pureté des dissidents, à quiconque pense que quelqu´un qui a vécu sous la botte d´un régime totalitaire ne peut nullement épouser des combats qui contredisent les idéaux de liberté et de justice. Ce serait oublier que Soljenitsyne lui-même - qui avait affirmé un jour que Limonov «est un petit insecte qui écrit de la pornographie»-victime du Goulag(3) et symbole majeur de la dissidence avait la nostalgie de la Sainte Russie tzariste, a soutenu Poutine et, s´érigeant en moraliste attitré, a pondu force imprécations contre la dégradation morale des démocraties occidentales. Poutine, pour sa part, adversaire de Limonov, n´a-t-il pas déploré l´effondrement de l´Union Soviétique en déclarant devant le parlement russe le 26 avril 2005 qu´il s´agissait de «la plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle» ? Quant à Edouard Limonov, eût-on pu jamais le considérer comme un dissident ? Son départ aux États-Unis dans les années soixante-dix ne fut-il pas, comme Emmanuel Carrère l´insinue dans son livre, le fait d´une ruse ?
Au bout du compte, la Russie intemporelle a toujours été là. Il y a une continuité historique entre la Russie tzariste et l´Union Soviétique (surtout sous la férule de Staline). Même philosophie de mépris pour la condition humaine entre le bagne décrit par Dostoïevski et le goulag soviétique. Même les méthodes de torture de la Tchéka, puis Guépeou, ensuite NKVD et enfin KGB n´étaient pas au fait aussi dissemblables que ça, à part l´évolution technique naturelle, de celles employées par l´Okhrana tzariste. Aujourd´hui même, à y regarder de plus près, malgré des procédés adoucis et sous une façade démocratique, le poutinisme et le medvédisme puisent un peu dans l´héritage éternel de la Russie tzariste et soviétique. Les soupçons sur le rôle des services secrets dans le meurtre de la journaliste Anna Politovskaïa(3) et l´empoisonnement de l´ancien espion Alexander Litvinenko ne se sont jamais dissipés et nul n´ignore que Poutine est un ancien officier du KGB. On pourrait même se demander si entre Limonov et Poutine il n´y aurait pas par hasard un certain rapport d´amour-haine. Ne sont-ils pas assez proches après tout ? Emmanuel Carrère y croit, comme il l´a confié dans une interview au magazine Les Inrockuptibles : «Ils viennent du même milieu social, ressentaient de la fierté pour le communisme en préférant ignorer le Goulag parce que pour eux l'essentiel était que la Russie ait vaincu l'Allemagne. Ils ont une même vision du monde : le droit du plus fort, le refus de toute espèce de sentimentalité, considérer tous les trucs de démocratie et de droits de l'homme avec un haussement d'épaules. Si Limonov ne s'était pas mis dans une position d'opposant, Poutine devrait être son héros. Que Poutine dise à l'Occident "je vous emmerde et vous ne marchez pas sur nos pieds comme ça" reste la raison de sa grande popularité en Russie. Ce qui apparaît comme typiquement russe chez Limonov, c´est son côté extrême, comme un personnage de Dostoïevski. Il est capable d´autodestruction, sauf que lui rebondit toujours. Sa capacité vitale est fascinante. Au fond, c´est un personnage nietzschéen, qui veut donner du style à sa vie».
Emmanuel Carrère, né en 1957, fils de l´académicienne Hélène Carrère d´Encausse( auteur de l´essai L´empire éclaté, publié encore du temps de l´Union Soviétique en 1978), a déjà une dizaine de livres à son actif. Parmi ses titres, je me permets de relever ceux qui sont peut-être les plus emblématiques comme Le Détroit de Behring (1986), essai sur l´uchronie(évocation imaginaire dans le temps, fondée sur le modèle d´utopie, voir à ce propos dans les archives de ce blog la chronique de juillet 2010 sur un livre de Christian Kracht) ; La classe de neige(1995), prix Femina ; Je suis vivant et vous êtes mort(1999), une biographie de Philip K. Dick ; L´adversaire(2000), inspiré par l´histoire réelle d´un faux médecin qui a tué sa famille ; Un roman russe(2007)sur trois personnages dont des membres de sa famille et D´autres vies que la mienne(2009) également sur des figures qui ont vraiment existé.
Avec son dernier livre, Limonov, Emmanuel Carrère poursuit une œuvre importante dont l´audience ne cesse de croître.

(1)À lire, à propos du terme «biofiction», l´enquête de Marc Dambre dans le numéro d´octobre du Magazine littéraire.
(2)Le journal d´un raté vient de reparaître aux éditions Albin Michel et les éditions Actes-Sud(qui avaient publié en 2009 Mes Prisons, le récit de Limonov sur ses séjours en prison) viennent de publier Des chaussures pleines de vodka chaude, un recueil de nouvelles de Zahkar Prilepine, journaliste, linguiste et camarade d´Édouard Limonov au Parti national-bolchevique, une figure également citée dans ce livre d´Emmanuel Carrère.
(3)À propos de Goulag, Les éditions François Bourin ont publié il y a quelques mois, en un seul volume, deux magnifiques documents : L´île de l´Enfer de Sozerko Malsagov et Les camps de la mort en Urss de Nikolaï Kisselev-Gromov. Le volume s´intitule : Aux origines du Goulag, Récits des îles Solovki.
Emmanuel Carrère, Limonov, éditions P.O.L, Paris 2011

samedi 15 octobre 2011

Centenaire de la naissance de Manuel da Fonseca



Aujourd´hui 15 octobre, on signale le centenaire de la naissance d´un grand écrivain portugais du vingtième siècle: Manuel da Fonseca, né à Santiago do Cacém et mort le 11 mars 1993 à Lisbonne. Inconnu à l´étranger, il fut un écrivain particulièrement actif au Portugal. Membre du Parti Communiste portugais, il fut naturellement un opposant de la dictature fasciste de Salazar puis de Caetano. Romancier, conteur, poète et chroniqueur, il fut également un des noms les plus emblématiques du néo-réalisme littéraire portugais et a dénoncé dans ses écrits la misère du peuple portugais, surtout celle des paysans d´Alentejo, sa région. Les romans Seara de vento et Cerromaior, les livres de contes Aldeia Nova et O fogo e as cinzas et le livre de poèmes Rosa dos ventos comptent parmi ses oeuvres les plus importantes.

jeudi 6 octobre 2011

Thomas Tranströmer-Prix Nobel de Littérature 2011




Le poète suèdois Thomas Tranströmer, né en 1931, est le lauréat du Prix Nobel de Littérature 2011, ce qui n´est pas à proprement parler une surprise puisqu´il figurait sur la liste des candidats depuis plusieurs années.
L´histoire, la mémoire et la nature sont les thèmes majeurs de sa poésie. Il est traduit dans près d´une soixantaine de langues.
Frappé en 1990 par une attaque d´apoplexie, il est partiellement paralysé et aphasique.
En France, ses oeuvres sont disponibles chez Gallimard et Le Castor Astral.

dimanche 2 octobre 2011

La mort de Hella Haasse




Jeudi dernier, 29 septembre, est morte à Amsterdam, à l´âge de 93 ans, Hélène Serafia Haasse, dite Hella Haasse, la grande dame des lettres néerlandaises. Née le 2 février 1918 en Indonésie, Hella Haasse était un écrivain éclectique,ayant écrit des nouvelles, des pièces de théâtre, des romans, des essais et des textes autobiographiques. Le lac noir, Les Seigneurs du thé, La ville écarlate, Les jardins de Bomarzo, En la forêt de longue attente, La récalcitrante ou La chasse aux étoiles sont quelques-uns des titres les plus représentatifs de son oeuvre. Une oeuvre couronnée de nombreux prix, notamment en France où elle a vécu pendant dix ans (entre 1981 et 1990). Le Ministère de la Culture de France lui a décerné le titre de commandeur dans l´ordre des Arts et des Lettres et puis celui d´officier de la Légion d´Honneur. Son oeuvre est traduite dans le monde entier.

mardi 27 septembre 2011

Chronique d´octobre 2011




George Orwell ou la conscience d´un intellectuel progressiste.


L´essayiste belge Simon Leys (pseudonyme de Pierre Ryckmans)qui avait défrayé la chronique en 1971 avec la publication de son livre Les habits neufs du président Mao(1), un livre prêtant à polémique et s´attaquant à bien des idées reçues concernant le Grand timonier à une époque où le maoïsme faisait encore rêver les jeunes universitaires en France et ailleurs, Simon Leys, donc, en 1984 -l´année où l´on célébrait le roman homonyme de George Orwell-, publiait un essai chez Hermann, repris par Plon et revu par l´auteur en 2006, en guise d´hommage à l´écrivain anglais intitulé Orwell ou l´horreur de la politique. Étant donné le rôle joué par George Orwell dans la vie culturelle britannique et européenne dans les années trente et quarante du vingtième siècle et son indiscutable intervention civique on est en droit de se demander : avait-il vraiment horreur de la politique ou le titre de cet essai est-il une boutade de Simon Leys ? Non, le titre n´est pas du tout une boutade de Simon Leys et l´on peut bien considérer que Orwell avait horreur de la politique telle qu´elle est conçue par certains hommes politiques et même certains intellectuels. Il tenait en horreur non seulement la politique des combines, des intérêts mesquins, celle qui fait fi des principes les plus nobles, mais aussi la politique prônée par ceux qui au nom d´un noble idéal basculent dans le totalitarisme le plus abscons et perfide.
Avec sa plume, servie par une imagination prodigieuse, George Orwell a livré, soit dans ses essais ou articles soit dans ses fictions, un combat intrépide pour la vérité, la justice et contre tous les totalitarismes.
De son vrai nom Eric Arthur Blair, George Orwell (qui n´adoptera ce nom de plume que vers 1934) naît le 25 juin 1903 à Motihari (actuel Bihar) en Inde, fils de Richard Walmesley Blair, un fonctionnaire de l´administration chargé de la régie de l´opium, et d´Ida Mabel Blair. L´année suivante, sa mère décide de rentrer en Angleterre avec son fils Eric Arthur et une de ses sœurs. Quoiqu´issu de la bourgeoisie anglaise, plutôt aisée par rapport au commun des citoyens, George Orwell doit bénéficier d´une bourse pour pouvoir s´inscrire dans des écoles huppées, d´abord St Cyprien, puis au collège d´ Eton où il a pour un temps assez bref comme professeur de français-en remplacement du titulaire parti à la guerre en 1917- Aldous Huxley, le futur grand écrivain, auteur de Brave New World( Le meilleur des mondes). Sir Steven Ruciman, condisciple d´Orwell, tout en reconnaissant les qualités de Huxley et le goût des mots qu´il a transmis aux élèves, n´en considérait pas moins que Huxley avait du mal à se faire respecter par les élèves, ce qui exaspérait Orwell qui trouvait assez cruel le comportement de ses condisciples à l´égard de leur professeur. Après avoir achevé ses études, George Orwell, en épousant une vieille tradition familiale de service à la couronne britannique, part en Birmanie où il devient sergent de la police impériale de Birmanie. Ces années ennuyeuses lui dessillent en quelque sorte les yeux quant au bien-fondé de la politique coloniale. Non seulement elles lui inspirent son essai A hanging(La pendaison) et plus tard le roman Burmese days(Une histoire birmane), mais elles servent surtout à ce qu´ Orwell puisse consolider sa véritable vocation d´écrivain et s´ouvre la voie à la dénonciation des méfaits de l´impérialisme britannique. En rentrant de Birmanie en 1927, il annonce à sa famille qu´il va désormais se consacrer exclusivement à l´écriture. L´état d´esprit d´Orwell quand il abandonne son métier en Birmanie, c´est lui-même qui le confiera à ses futurs lecteurs dans son essai de 1937 The road to Wigan Pier(Le quai de Wigan)et que je me permets de reproduire ici, me servant de la traduction qu´en a faite Simon Leys dans son livre Orwell ou l´horreur de la politique que j´ai cité plus haut : «J´étais conscient d´une écrasante culpabilité qu´il m´allait falloir expier(…).Je sentais qu´il fallait non seulement que je rejette l´impérialisme mais aussi bien toutes les formes de domination de l´homme par l´homme».
C´est effectivement après son retour de Birmanie que George Orwell s´intéresse aux conditions de vie et de travail de la classe ouvrière et prend forme dans ses écrits (des essais ou des articles) son adhésion croissante aux idées socialistes, des idées ici ou là teintées d´un brin d´anarchisme. Down and out in London and Paris (Dans la dèche à Londres et à Paris), publié en 1933, signale l´adoption du pseudonyme George Orwell et traduit l´expérience de ses vagabondages dans ces deux grandes métropoles européennes où il a suivi de près le quotidien des plus démunis et des clochards. Le livre fait l´objet de commentaires fort élogieux mais les ventes sont plutôt médiocres.
En 1936, un événement majeur bouleverse la vie politique en Europe. Le 18 juillet un putsch de militaires- Francisco Franco en tête - déclenche la guerre civile espagnole. Boudés par les démocraties anglaise et française, les républicains espagnols ne peuvent compter que sur le soutien de l´Urss et celui de nombre d´intellectuels européens et américains qui regroupés autour par exemple des Brigades Internationales participent aux combats en défense de la démocratie contre les fascistes espagnols soutenus par Hitler et Mussolini. George Orwell rejoint les milices du Poum(parti ouvrier d´unification marxiste), une organisation marxiste qui avait pourtant critiqué les Procès de Moscou et n´était donc pas vue d´un bon œil par les communistes pro-staliniens. De ce fait, la rivalité entre ces deux organisations, affaiblit le camp républicain. Le Poum, accusé à tort d´être trotskiste, est particulièrement fort en Catalogne et à la faveur de sa participation aux «troubles de mai» qui l´oppose au gouvernement catalan et aux forces du Psuc (parti socialiste unifié de Catalogne), pro -soviétique, le mouvement est déclaré illégal et nombre de ses membres arrêtés, voire fusillés. George Orwell doit s´enfuir pour ne pas être lui aussi détenu. En rentrant en Angleterre, indigné par la propagande des communistes staliniens qui affublaient de fascistes les partisans du Poum, il décide de rétablir la vérité et rédige Homage to Catalonia(Hommage à la Catalogne, traduit aussi comme Catalogne libre)en 1938.
Alors qu´un vent de haine souffle sur l´Europe et un conflit à l´échelle mondiale se profile à l´horizon, George Orwell compte parmi ceux qui, dans un premier temps, ne voient pas dans la perspective d´une nouvelle guerre une solution aux problèmes sociaux et politiques de l´époque. Pour lui, la guerre ne ferait que renforcer les impérialismes qui gangrenaient le monde et desservirait la cause progressiste et ouvrière. Pourtant, il se rend compte petit à petit qu´il n´y aurait pas d´autre issue et qu´une seconde guerre mondiale serait inévitable. Il met alors sa plume et sa voix au service de la démocratie et de la liberté. The Tribune (journal de la gauche radicale), The New Stateman, The Observer, Evening Standard ou Manchester Evening News sont quelques-uns des titres de presse pour lesquels il écrit. En 1940, il s´engage dans la Home Guard, la milice de volontaires organisée par l'État et créée dans le but de résister en cas d´invasion nazie en Grande-Bretagne, et en 1941 il est producteur à la BBC et participe à la diffusion d´émissions culturelles et commentaires de guerre à destination des Indes. Cet engagement a suscité des commentaires intéressants de ses biographes, repris par Simon Leys dans son essai. Cyril Connolly produit les assertions qui suivent : «Orwell s´ajusta à la guerre exactement comme on enfile un confortable vieux veston de tweed(…). Il se sentait merveilleusement chez lui au milieu du Blitz, parmi les bombes, l´héroïsme, les décombres, le rationnement, les sans-logis, les signes précurseurs d´un mouvement révolutionnaire.» Ces assertions nous renvoient à une question cruciale de l´engagement civique d´Orwell. Il croit qu´en même temps que l´Angleterre viendra à bout des dictatures fascistes, on pourra jeter au pays les bases d´une véritable révolution sociale, une révolution qui s´impose et dont les plaies de la guerre ne font qu´en démontrer l´urgence au regard des inégalités croissantes entre les ouvriers et les milieux les plus aisés. Ces inégalités, même la guerre n´a pas pu les effacer.
Un autre commentaire qu´il me paraît utile de reproduire est celui de Bernard Crick qui dresse une comparaison que je ne puis passer sous silence entre George Orwell et Winston Churchill : «Orwell comme Churchill ressemblait plus à un républicain de la Rome antique qu´à un libéral moderne : les privations autant que l´excitation de la guerre le séduisaient positivement.». En effet, de même que Churchill évoque le sacrifice qu´il fallait consentir pour vaincre la guerre, de même Georges Orwell est fasciné par le courage physique et l´esprit de corps, quoique leurs opinions politiques fussent assez divergentes.
Après la fin de la guerre, Orwell poursuit son combat-à travers son arme la plus affûtée, sa plume-pour une société plus juste et équitable. C´est à cette époque qu´il publie ses deux romans les plus emblématiques, ceux qui l´ont rendu célèbre et qui en quelque sorte sont à l´origine de l´adjectif «orwellien» : Animal Farm(La ferme des animaux), paru en 1945 et 1984 qui a vu le jour en 1949. Ce sont ses deux chefs-d´œuvre, les livres où son imagination atteint les sommets. Il y dénonce, par le biais de deux fables prodigieuses, les dérives totalitaires engendrées par des utopies qui, portées à un degré aussi haut d´incandescence, versent dans la perversité.
Dans Animal Farm(2), George Orwell décrit une ferme où les animaux, commandés par deux cochons (Napoléon et Boule de Neige) et secondés par un goret (Brille – Babil), se rebellent contre le fermier, M. Jones. Ils finissent par le chasser et s´emparer ainsi de la ferme. Les leaders de la contestation promettent à leurs pairs des lendemains qui chantent, une ferme d´où sera banni l´esclavage et où tous seront égaux. Toujours est-il que ces leaders exercent un pouvoir tyrannique sur les autres animaux et une des phrases les plus célèbres du roman est celle où l´on peut lire : « tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d´autres».
Ce livre est interprété dès sa parution comme une satire de la révolution russe et une critique acerbe, bien que parodique, du stalinisme. Ceci peut expliquer la méfiance que ce roman a suscitée chez les milieux éditoriaux britanniques à un moment où il n´était pas concevable d´éreinter Staline, allié de l´Angleterre dans la lutte contre le totalitarisme nazi. Le livre fut refusé par quatre éditeurs avant d´être accepté par Secker and Warburg qui l´a pourtant publié sans la préface où Orwell se plaignait de la censure dont il avait été victime.
Dans 1984,roman considéré comme une dystopie(qui dépeint le pire des mondes, contrairement à l´utopie qui présente un monde idéal), George Orwell, inspiré par sa lecture du roman Nous Autres de l´écrivain russe Evgueni Zamiatine(3) décrit une Grande-Bretagne où se serait instauré, trente ans après une guerre nucléaire, un régime tenant du stalinisme et un peu du nazisme, où la liberté d´expression n´existe plus, où toutes les attitudes sont strictement surveillées et où la figure métaphorique de ce régime totalitaire et policier est un certain Big Brother qui s´occupe de tout le monde. Les rues sont d´ailleurs pleines d´affiches avertissant les gens que «Big Brother(Le Grand Frère) vous regarde («Big Brother is watching you»). D´autre part, l´anglais est concurrencé par la novlangue(en anglais «newspeak», une langue d´une simplification lexicale et syntaxique telle que la seule idée de critique devient impossible) et les Ministères portent des noms traduisant les idées contraires à ce que l´on est en train de promouvoir : La Paix pour la Guerre, l´Amour pour la torture et le bourrage de crâne, la Vérité pour le Mensonge. George Orwell n´a pas longtemps survécu à la parution de ce roman. Rongé par la tuberculose, il s´est éteint le 21 janvier 1950(4), à l´âge de 46 ans.
La postérité a assuré à son œuvre une place de choix dans l´histoire de la littérature anglaise tant et si bien qu´en janvier 2008,un classement des cinquante meilleurs écrivains britanniques depuis 1945, établi par le très sérieux et prestigieux quotidien anglais The Times, une véritable institution au Royaume-Uni, a placé George Orwell à la deuxième place, derrière le poète Philip Larkin. Si l´on connaît surtout ses romans, ses essais et ses articles politiques, il a également écrit des poèmes (de qualité plutôt moyenne, il est vrai) et fait de la critique littéraire où ses jugements faisaient montre d´une énorme lucidité et d´un savoir éclectique. Il a écrit sur des classiques comme Swift, Dickens, Stendhal et Conrad, mais aussi sur des contemporains comme T.S. Eliot, Evelyn Waugh, ou Julien Green. Il fut en outre un des premiers à comprendre la modernité de James Joyce. D´après Simon Leys, Orwell aurait également été- avec des livres comme Down and out in London and Paris, The road to Wigan Pier ou Homage to Catalonia- bien avant Truman Capote et Norman Mailer (je me permets d´ajouter le nom de l´Argentin Rodolfo Walsh et vous renvoyer à ma chronique de décembre 2008), le créateur du roman-sans-fiction ou de «la transmutation du journalisme en art, la recréation du réel sous le déguisement d´un reportage objectif, minutieusement attaché aux faits.»(5)
Tout récemment la parution de ses Diaries(Journaux) a jeté une nouvelle lumière sur son travail et sa vie entre 1938 et 1942, mais ce qui est parfois à l´ordre du jour, concernant Orwell, ce sont les accusations selon lesquelles il n´aurait pas été l´homme intègre que l´on croit mais au contraire un vil indicateur de police qui aurait livré aux services secrets britanniques une prétendue« liste noire» avec les noms d´une foule d´intellectuels communistes. Or, cette affaire- qui est remise sur le tapis de temps à autre par des staliniens attitrés (on dirait plutôt, des nouveaux-staliniens) -a été subvertie dans le but de porter atteinte à la mémoire de l´auteur. Ce qui s´est effectivement produit avait déjà été révélé par son biographe Bernard Crick en 1980(6). En fait, à la fin de la guerre, un département de propagande du ministère des affaires étrangères cherchait à soutenir des écrivains, journalistes et artistes qui puissent aider à contrer la propagande communiste. Dans ce cadre, Orwell a fourni, à titre privé, à son amie Celia Kirwan qui y officiait une liste de personnes qui, de par leurs engagements ou leurs sympathies communistes, n´étaient pas en mesure de collaborer dans ce projet. Les archives du ministère et les documents personnels de Celia Kirwan ne laissent planer le moindre soupçon sur cette affaire. Seules les théories de la conspiration et la culture du ressentiment nourries par les staliniens pourraient enfanter un tel mensonge.
George Orwell fut un des tout premiers intellectuels européens progressistes à saisir la perversité du stalinisme, à combattre le totalitarisme soviétique à partir d´un point de vue de gauche, et sa participation dans la guerre civile espagnole a joué un rôle décisif dans le développement de sa pensée. Si l´on peut regretter qu´une certaine droite conservatrice se soit approprié l´héritage orwellien de dénonciation des totalitarismes, en mettant pour ainsi dire sous le boisseau les critiques virulentes de l´auteur contre les inégalités sociales et les conditions de vie des couches les plus démunies de la population, on ne saurait faire l´impasse non plus sur la frilosité et la gêne d´une certaine gauche qui voit encore dans toute critique de l´expérience communiste, à fortiori stalinienne, une complicité avec «l´impérialisme bourgeois» et la droite conservatrice.
George Orwell est, sans l´ombre d´un doute, et quoi qu´on en dise, un des grands écrivains progressistes de la première moitié du vingtième siècle.
(1)Simon Leys, Les habits neufs du président Mao, collection Champ Libre, éditions Ivrea. Ce titre est également disponible dans le volume Essais sur la Chine de la collection Bouquins aux éditions Robert Laffont.
(2) Le livre a d´abord été traduit en français en 1947 sous le titre Les animaux partout, puis La république des animaux, en 1964, et finalement La ferme des animaux en 1981(éditions Champ Libre).
(3)Traduction française aux éditions Gallimard (collection L´imaginaire).
(4) Je laisse ici une note personnelle et sentimentale que les lecteurs comprendront à coup sûr. C´est aussi un 21 janvier, mais de l´année 1980, qu´est mort, dans un accident de voiture à Lisbonne, Couto e Santos, journaliste sportif et, avant tout, mon père. Je n´ai pu m´empêcher de penser à lui en écrivant ces lignes.
(5)Orwell ou l´horreur de la politique (page 22).
(6)Bernard Crick, George Orwell, a life, Penguin Books, 1980, puis 1992. La traduction française est disponible chez Flammarion.