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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 27 décembre 2009

Chronique de janvier 2010



Les éblouissements de Pierre Mertens.

«Et à la fin, il y a toujours autant de lumière».Nous ignorons toujours pour quelle raison, concernant un écrivain, il y a des phrases particulières que nous gardons dans notre mémoire et dont nous nous souvenons quand il est question de lui. Quand on évoque le nom de Pierre Mertens, il me vient toujours à l´esprit une phrase d´un de ses romans que l´on retrouve d´ailleurs dans le texte de la quatrième de couverture. C´est la phrase par laquelle débute cet article et le livre s´intitule Perasma, une longue et belle histoire d´amour, avec des digressions, des réflexions et de l´ironie, des caractéristiques inhérentes à toutes les œuvres signées par Pierre Mertens. Pourtant, ce n´est même pas, parmi tous les livres écrits par cet admirable écrivain belge, celui que je préfère, mon coup de cœur étant Les éblouissements (est-ce un hasard si j´ai trouvé un moyen de le choisir comme titre de l´article ?), prix Médicis 1987, où il évoque la figure controversée du poète allemand Gottfried Benn, tombé en disgrâce après avoir flirté, au tout début du néfaste phénomène, avec les théories repoussantes du troisième Reich. Quoi qu´il en soit, Pierre Mertens a laissé un peu de côté la fiction et ses rares livres parus ces derniers temps sont surtout des essais.
Né le 9 octobre 1939 à Bruxelles de père résistant et mère juive, il a vécu la seconde guerre mondiale comme «enfant caché», une donnée biographique que Mertens a révélée tout récemment dans une interview accordée au quotidien Le Soir où il collabore régulièrement. Spécialiste de droit international, il a beaucoup voyagé de par le monde, ayant pris contact avec des réalités politiques où la parole de l´intellectuel est le plus souvent muselée. Pourtant, si en Europe et particulièrement en Belgique, les intellectuels jouissent d´une liberté d´expression sans pareille en d´autres latitudes, on n´est jamais sûr d´être à l´abri de toute forme de censure. Pierre Mertens sait bien de quoi il retourne, lui qui en 1995, après la parution de son roman Une paix royale(éditions du Seuil), un livre où mêlant réalité et fiction il évoquait la famille royale belge, s´est vu attirer les foudres de la princesse Lilian ou du prince Alexandre qui lui ont intenté un procès, à la suite duquel le livre a dû être amputé d´un certain nombre de passages (l´équivalent de deux pages au total), pour pouvoir être réédité. Une deuxième décision judiciaire a annulé le premier verdict et les éditions les plus récentes du livre ont pu réintégrer les passages amputés, mais toute cette histoire a terni l´image de la monarchie belge et particulièrement des princes Alexandre et Lilian que Pierre Mertens avait curieusement connus quelques années auparavant à Argenteuil. Pour la petite histoire, on vous rappellera qu´entre autres choses ce qui aurait beaucoup choqué les altesses royales c´était un épisode du livre où le narrateur Pierre Raymond- que l´on pourrait concevoir comme l´alter ego de Pierre Mertens-raconte qu´il a été renversé dans sa jeunesse par le roi Léopold III. Ces péripéties sont à nouveau en quelque sorte à l´ordre du jour, puisque Pierre Mertens y revient en passant dans son dernier livre Le don d´avoir été vivant, paru en octobre dernier aux éditions Écriture.
Dans ce livre d´essais, Pierre Mertens évoque des auteurs qui lui sont chers comme Gottfried Benn, bien sûr, mais aussi Malraux, Lowry, Sciascia, Kafka, Kundera, Cortázar, Tynianov (le plus inconnu de tous ces noms),Pasolini et Pavese(1). La plupart de ces essais avaient déjà paru sous une autre forme- d´ordinaire plus abrégée-dans des livres précédents (notamment L´agent double ou Une seconde patrie), mais c´est toujours avec un énorme plaisir qu´on lit les écrits lucides et intelligents de Pierre Mertens.
Gottfried Benn, on l´ a vu plus haut, est un nom très controversé. Celui que l´on peut considérer à juste titre comme un des tout premiers poètes allemands du vingtième siècle, chantre de l´esthétique expressionniste qui a éclaté au grand jour dès 1912 ,avec la publication du recueil Morgue, alors qu´il achevait encore ses études de médecine, souffre aujourd´hui encore d´une sorte de malédiction du fait d´avoir un temps flirté avec le nazisme dont il s´est pourtant éloigné par la suite. Pierre Mertens rappelle une lettre de Klaus Mann qui avait toujours loué la «pureté fanatique» (d´un point de vue esthétique, bien entendu) de Benn, où il adjure le poète de considérer la vraie nature du nouveau pouvoir nazi, surtout quand on n´ignore pas que son œuvre était en nette contradiction avec toutes les valeurs prônées par le nouveau Reich. La réponse de Benn est des plus décevantes. Le poète y affirme ne pas se reconnaître le droit de se couper du peuple : «L´Allemagne déchue, humiliée, déshonorée, n´est-elle pas occupée de revivre, de relever la tête, de se donner un avenir ?»
Pierre Mertens dissèque dans ce brillant essai la généalogie de la pensée de Benn, les raisons qui ont pu le pousser dans un premier temps (1933-1935) à saluer l´avènement du Troisième Reich et au fond l´ostracisme auquel on l´a voué (et auquel auront échappé des auteurs dont les accointances avec les nazis furent plus sérieuses) et que les Vingt-Deux Poèmes antihitlériens publiés à compte d´auteur en 1943, n´ont pas effacé.
Kafka est, on le sait, une des passions de Mertens, depuis qu´il aura lu La Métamorphose à l´âge de quinze ans. Dans cet essai, il analyse l´engouement que l´œuvre de Kafka a suscité et les fictions que sa vie a déclenchées tant et si bien que certains auteurs se sont mis à imaginer que Kafka ne serait pas mort en 1924, mais aurait connu un tout autre sort. Mertens cite surtout les exemples du récit La Fuite de Kafka de Johannes Urzidil (voir mes chroniques de décembre 2007), auteur tchèque de langue allemande lui aussi, mort en 1970, qui retrace la vie d´un Kafka parti aux Etats-Unis (comme le héros de son livre L´Amérique) y coulant des jours heureux et Adieu Kafka, de Bernard Pingaud, où, par Franz Klaus interposé, on imagine que Kafka serait mort à Dachau. Ceci nous renvoie à d´autres réflexions autour de Kafka comme le fait que l´on puisse voir en lui à travers ses fictions un annonciateur de l´Holocauste, chose intolérable même pour ceux qui admirent son œuvre, mais supposition fort contestable, par ailleurs, Mertens nous rappelant que s´il y a prémonition dans les fictions du grand Tchèque, on peut y déceler comme «une solidarité anticipée et désespérément fraternelle de Kafka à l´égard des futurs martyrs.»Il y a encore, concernant Kafka, ceux qui comme le philosophe Günther Anders déplorent que Kafka n´ait fait défiler dans ses fables et récits que des accusés qui ne se rebellaient pas contre la sentence qui les frappait. Enfin, à chacun son Kafka…
L´essai sur un autre Tchèque, Milan Kundera, est l´occasion pour le retour à l´ancien rideau de fer, l´enthousiasme suscité par le Printemps de Prague, la constitution du mouvement des signataires de la Charte 77,le rôle de l´intellectuel devant le pouvoir politique, sa distance pour des raisons purement esthétiques ou son engagement militant(où il est notamment question de réalisme critique, de György Lukács, de l´opposition entre Kundera et Havel) ou du désenchantement des dissidents une fois passés à l´Ouest .

Sur Pier Paolo Pasolini, on n´ignore pas que la source est intarissable. Mertens évoque l´artiste(le poète, le romancier, le cinéaste) et l´homme qui a joué un rôle important dans la vie italienne de la seconde moitié du vingtième siècle jusqu´à sa mort en 1975, assassiné à Rome par un de ces jeunes qu´il aimait draguer dans les bas-fonds de la ville éternelle. Homme à la fois progressiste et conservateur (il regrettait certains aspects de l´industrialisation, la disparition du monde rural et semblait prôner un retour à une espèce d´Arcadie ou de paradis perdu), catholique ou encore communiste, il se mettait souvent à dos tant la gauche que la droite. Les contradictions de sa personnalité ont fait de lui, cela va sans dire, une des personnalités les plus controversées de l´Italie de l´après-guerre et ce côté polémique ne l´a pas quitté même après sa mort. Aujourd´hui, plus de trois décennies révolues après le fatidique événement, le mystère subsiste autour du crime : une simple histoire passionnelle ou complot de ses adversaires politiques ?
Mertens marche aussi sur les traces d´un autre grand Italien, Cesare Pavese, dont on a signalé le centenaire en 2008 et qui s´est suicidé dans une chambre d´hôtel (l´Albergo Roma) près de la gare de Turin en 1950. Mertens vagabonde autour de l´hôtel, parle de son œuvre, cite des pages du Mestiere di vivere(Le métier de vivre), le journal intime trouvé au chevet de son lit de mort et publié donc à titre posthume, rappelle les racines rurales de l´auteur, évoque son mal de vivre, ses déboires amoureux en passant, sa misogynie, et la douce mélancolie qui se dégage de ses livres.
Le combat civique de Leonardo Sciascia, l´exil selon Julio Cortázar(2), l´ivresse et la littérature chez Malcolm Lowry, le souvenir de Malraux et la compassion pour l´histoire de Iouri Tynianov(plus connu comme précurseur de l´école formaliste russe, mais brillant essayiste et romancier également )sont au cœur des essais consacrés à chacun de ces écrivains.
Une fois terminée la lecture de ces essais, on aurait envie d´en lire davantage tant on est ébloui par la plume intelligente de Pierre Mertens. On a néanmoins un autre regret et je n´hésite pas à vous le faire partager sous forme de question adressée à l´auteur même : à quand une nouvelle fiction, Monsieur Mertens ?


(1)Certains de ces auteurs ont fait l´objet d´un article de fond sur ce blog dont Leonardo Sciascia (mai 2008), Cesare Pavese (novembre 2008), Milan Kundera (juin 2009) et Malcolm Lowry (juillet 2009).

(2)Dans cet essai, Mertens reproduit une phrase de Cortázar sur l´écrivain uruguayen Felisberto Hernandez. Ayant lu il y a peu un livre de Felisberto Hernandez, il m´est venu à l´esprit que l´on pourrait établir une certaine analogie, toutes proportions gardées, quant à la transfiguration du réel, entre lui et deux autres auteurs : le Roumain Max Blecher(voir la chronique de septembre 2009)et le poète portugais Cesário Verde. J´y reviendrai, peut-être un jour.

samedi 28 novembre 2009

Chronique de décembre 2009

Iouri Dombrovski


Victor Serge


Deux voix contre le totalitarisme: Iouri Dombrovski et Victor Serge.


Alors qu´en cette fin d´année on signale un peu partout la chute du mur de Berlin et la fin des soi-disant «démocraties populaires» d´Europe de l´Est, on ne saurait oublier que les racines totalitaires de ce monde qui s´est effondré en novembre 1989 se trouvaient dans l´ancienne Union Soviétique.
Toute une culture de violence et de répression s´est développée, surtout sous la férule de Josef Staline, dans le tout nouveau pays des Soviets, une culture dont la dernière étape pour ceux qui, tombés en disgrâce, étaient quand même parvenus-du moins dans un premier temps- à échapper à la mort, était le Goulag Sibérien. De cet enfer, d´aucuns n´en sont jamais revenus comme les brillants écrivains- parmi les meilleurs que la littérature russe ait produits au vingtième siècle-Isaac Babel ou Ossip Mandelstam et tant d´autres intellectuels ou citoyens anonymes. Certains pourtant y ont purgé leur peine et en sont sortis vivants, ramenant de cette descente aux enfers des témoignages ou des fictions qui ont enrichi la littérature russe comme Soljenitsyne ou Chalamov.
Cette année où l´on commémore le vingtième anniversaire de l´épilogue de la guerre froide, et où l´occasion se présente de remémorer les victimes des purges soviétiques, il est pratiquement passé inaperçu le centenaire de Iouri Dombrovski, écrivain russe, secret, peu prolifique, mais auteur d´une oeuvre qui traduit les angoisses et les obsessions de toute une génération d´intellectuels qui ont connu l´expérience du Goulag, en sont revenus et dont les livres ont été l´objet de toutes sortes de mutilations et d´interdictions puisqu´ils n´obéissaient pas aux canons de la pureté révolutionnaire(un jour, il faudra faire l´histoire de la morale puritaine des révolutionnaires russes, une morale qui épousait parfois, aussi bizarre que cela puisse paraître, la pire tradition des intégrismes religieux).
Né le 12 mai 1909 à Moscou, d´origine juive polonaise et tzigane,Iouri Ossipovitch Dombrovski était diplômé des cours supérieurs de littérature et a également travaillé au Musée national d´Alma-Ata. Ses ennuis avec les autorités soviétiques ont commencé en 1932. Au bout d´une sordide et fâcheuse histoire d´étudiants, Dombrovski- qui étudiait alors à la faculté de théâtre- s´oppose à une votation de l´assemblée étudiante à main levée décidant du sort de trois étudiants inculpés d´avoir tué une femme avant que la Cour n´eût rendu son verdict. La votation a fini par ne pas avoir lieu, mais Dombrovski est à son tour arrêté, inculpé et relégué à Alma -Ata.
En 1937, une affaire de détournement de fonds appartenant à l´État, alors que Dombrovski était directeur d´une école d´adultes à Alma-Ata, est à l´origine de son deuxième séjour en prison. L´instruction a conclu par la suite que les faits étaient imputables à ses prédécesseurs, mais quand les séjours en prison se multiplient, surtout dans une société de plus en plus rongée par la méfiance et la délation, le spectre du soupçon et du doute ne cesse de hanter les esprits et de tacher la réputation des innocents. La troisième arrestation ne saurait tarder. En 1939, un article publié par la Literatournii Kazakasthan, intitulé «Le département de littérature étrangère de la Bibliothèque Pouchkine d´Alma-Ata», mettait en cause, selon les autorités, «les bases de leur inlassable travail dans le cadre de l´activité prolétarienne de la Bibliothèque.» Cette polémique a déclenché une campagne, orchestrée par le régime, bien entendu, qui, à une époque où les procès de Moscou battaient leur plein, ne pouvait déboucher que sur la déportation et la première expérience dans un camp de travail. Réchappé du camp presque par miracle, à la fin de la guerre, il est victime d´une nouvelle arrestation en 1949, au nom de la lutte contre le cosmopolitisme et en raison de la première version de son roman Le singe vient réclamer son crâne. Irina, sa compagne, qui lui a fait découvrir certains auteurs étrangers, parfois introuvables, assumera elle-même, dans le bureau des interrogatoires, le rôle de délatrice en déclarant devant son compagnon : «Oui, Dombrovski lisait Hemingway et pactisait avec les puissances étrangères.»Venus l´arrêter, les agents sont tombés sur un homme courroucé qui, hurlant qu´on l´empêchait de travailler, ne s´est pas privé de jeter l´encrier à leur tête. Dombrovski a cru après cette attitude que sa vie était finie, mais les agents ont réagi de façon plutôt calme, faisant montre d´un certain respect à l´égard de l´accusé. Peut-être n´étaient-ils pas habitués à voir quelqu´un d´aussi intrépide et coriace devant eux. Eux qui s´étaient accoutumés à lire la peur dans les yeux de ceux qu´ils arrêtaient. Quoi qu´il en soit, il est condamné à dix ans de camp à Taïchet. Grâce à la mort de Staline et au dégel kroutchévien, son séjour ne dure que huit ans. Le réapprentissage de la vie civile, la reprise de la vie quotidienne, de ses automatismes routiniers se font dans la douleur tout simplement parce que les anciens détenus des camps dérangent. C´est que l´on n´avait nullement prévu leur retour...
L´oeuvre de Iouri Dombrovski n´est pas particulièrement prolifique comme je l´ai écrit plus haut, mais elle part de l´expérience concentrationnaire et totalitaire pour décrire parfois sous des formes métaphoriques les mécanismes pervers du stalinisme, l´accoutumance des gens au quotidien gris, la répression comme un prétendu phénomène de pureté révolutionnaire et la peur, comme une des armes majeures des dictatures. Malheureusement, un de ses chefs-d´oeuvre, La Faculté de l´Inutile est en ce moment épuisé, mais deux de ses principaux titres sont encore disponibles en français. Les éditions Verdier viennent de republier dans leur collection de poche le roman au titre un tant soit peu exotique Le singe vient réclamer son crâne, publié en russe dans les années soixante après de longues années de travail et quelques remaniements.
L´intrigue de l´histoire, aux allures de fable policière, se situe dans un pays imaginaire qui ressemble à la France occupée par les troupes nazies et où l´on retrouve une famille d´humanistes qui tente de résister à la barbarie. Le professeur Maisonnier est un anthropologue reconnu, dirigeant l´Institut international de paléonthropologie et de préhistoire et ses derniers ouvrages combattent les théories raciales défendues par les Nazis. Ceux-ci pressent le professeur à passer de leur côté. L´auteur invente des officiers nazis falsifiant des fossiles pour rester crédibles, mettant donc en scène un monde redevenu primate. Le narrateur n´est autre que le fils du professeur qui, devenu adulte, fait la chronique de ce temps fatidique. Si l´intrigue, teintée parfois d´humour noir, se déroule dans une France hypothétique occupée par les troupes nazies, on peut y lire en filigrane une dénonciation de toutes les atrocités et tous les mécanismes de pouvoir d´un état totalitaire. Dans les chefs d´accusation qui ont mené à l´interdiction du livre, il y est stupidement écrit que le livre est digne d´être signé par l´écrivain fasciste Jean-Paul Sartra(sic)!
Un autre livre de l´auteur disponible en français est Le conservateur des antiquités(aux éditions La Découverte).Le protagoniste de l´histoire est un fonctionnaire d´Alma-Ata, la capitale du Kazakhstan, qui témoigne des déboires de ses concitoyens dans la société stalinienne de 1937,leur passivité, leur absence d´esprit critique, la peur, l´espionnite aigüe, un climat de suspicion généralisée et la justification de la délation.
Dans La Faculté de l´Inutile, roman aux contours autobiographiques, publié une dernière fois en 2000 par les éditions Albin Michel, la critique du stalinisme est plus directe. La Faculté de l´Inutile est en effet le nom attribué par les policiers et les procureurs à la faculté de droit, étant donné que le code pénal soviétique et la terreur stalinienne ont dépourvu de tout contenu les enseignements qui y étaient donnés. La première édition de ce livre en France, en 1978, serait indirectement à l´origine de la mort de l´auteur le 29 mai de cette année-là, quelques semaines après avoir été battu par des inconnus, probablement des agents du KGB dans la rue. C´est dommage que ce livre, comme je l´ai écrit plus haut, ne soit pas disponible en ce moment. Il est urgent qu´il soit republié tout comme il est important qu´un nombre croissant de lecteurs découvrent l´oeuvre de cet écrivain immense qui pour l´ instant a une audience plutôt minoritaire.
Si Iouri Dombrovski est encore un inconnu pour nombre de lecteurs, on ne peut pas en dire de même pour ce qui est de Victor Serge qui aurait pourtant mérité un public plus large, surtout parmi les lecteurs les plus jeunes. De ce fait, on ne peut que saluer les rééditions récentes (chez Zones, un label des éditions La Découverte) de quelques titres importants de cet auteur, dont L´Affaire Toulaev et Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression.
Victor Serge (de son vrai nom Viktor Lvovitch Kibaltchiche) est néanmoins né à Bruxelles, le 30 décembre 1890, de parents russes émigrés politiques. Enivré dès sa prime jeunesse par les idéaux anarchistes, il fut arrêté une première fois à Paris pour avoir hébergé et refusé de dénoncer des membres de la célèbre Bande à Bonnot. Il a purgé cinq ans de prison à la Santé qu´il a décrits dans son livre Les hommes dans la prison, écrit en français comme tous ses livres ultérieurs. Une fois sa peine accomplie, il fut expulsé de France et a participé en 1917 à un soulèvement anarchiste à Barcelone. Rentré en France clandestinement, il y fut à nouveau emprisonné et échangé deux ans plus tard en 1919 avec d´autres prisonniers dans le cadre d´un accord franco-soviétique, une période que Victor Serge a relatée dans son livre Naissance de notre force. En mai 1919, il a adhéré au Parti communiste, une filiation que nombre de libertaires ne lui auront pas pardonnée et fut pendant quelques années un grand enthousiaste de la révolution jusqu´à ce que les premières purges lui eussent dessillé les yeux quand au bien-fondé de la morale révolutionnaire ou du moins de ce que l´on pourrait dénommer sa dégénérescence stalinienne. Ayant aidé et encouragé Panaït Istrati à écrire son livre Vers l´Autre Flamme où l´écrivain roumain d´expression française dénonçait l´imposture et l´arbitraire staliniens, Victor Serge, se prononçant souvent contre les purges, est devenu une figure dérangeante pour le régime soviétique. Destitué du parti communiste en 1928,placé sous étroite surveillance des autorités qui lui ont dans le même temps refusé l´autorisation de départ à l´étranger, Victor Serge fut condamné en 1933 à la déportation dans l´Oural(avec saisie de manuscrits par le Guépéou) d´où il fut libéré en 1936, suite à une très forte campagne internationale menée par nombre d´intellectuels européens dont certains étaient communistes. Banni de l´Union Soviétique, il n´y est plus jamais retourné. Proche des troskystes dans un premier temps, il n´a pas voulu adhérer à la Quatrième Internationale qu´il accusait de sectarisme. Réfugié en Belgique et en France avant la guerre, il est parti au Mexique en 1940-un an après la parution de son livre S´il est minuit dans le siècle,son premier roman sur les crimes de Staline- où il a vécu jusqu´à sa mort le 17 novembre 1947, n´ayant jamais cessé de combattre le stalinisme.
L´Affaire Toulaev est un des meilleurs romans jamais écrits sur les procès de Moscou et les purges staliniennes. Il fut publié une première fois quand l´auteur n´était plus, en 1948, par le Club Français du livre, repris l´année suivante par les éditions du Seuil. Cette nouvelle édition contient une belle préface de la très regrettée Susan Sontag, retirée de son livre d´essais At the same time et on nous le présente à juste titre comme un roman révolutionnaire. L´intrigue tourne autour du meurtre en pleine rue d´un apparatchick communiste, le camarade Toulaev, qui déclenche une chasse aux sorcières et la mise en place d´un état policier où l´on cherche à tout prix un coupable et l´on élimine ainsi des adversaires politiques dérangeants. Les suspects sont détenus et interrogés et ils ont en commun le fait qu´aucun d´entre eux n´est le meurtrier du camarade Toulaev. On voit défiler les personnages-dont le narrateur brosse un admirable portrait-au fur et à mesure qu´ils tombent en disgrâce. Entre un dirigeant de haut rang arrêté dans une station perdue après son retour à Moscou et un autre que des agents sont allés chercher alors qu´il passait la soirée à l´Opéra, il y a la même stupeur devant ce qui leur arrive même si parfois des indices laissaient supposer que leur étoile avait considérablement pâli. Le plus surprenant étant quand même que, assez souvent, la machine policière et répressive amenait les inculpés à confesser des crimes qu´ils n´avaient pas commis. La tyrannie était si pressante que certains inculpés allaient jusqu´à croire que leurs attitudes dérogeaient aux principes moraux qui étayaient la révolution.
Dans la même collection, paraît aussi un autre livre- plus ancien celui-ci-de Victor Serge: Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression. Publié pour la première fois en 1925, il est inspiré par la lecture que Victor Serge avait faite des archives secrètes de la Okhrana, la police politique tsariste. Il en dresse un guide pratique des techniques de répression policière, des techniques qui, mises à jour par les nouveaux moyens informatiques et technologiques à la disposition des oppresseurs et des tortionnaires, n´ont pas pris, par bien des côtés, une ride. Victor Serge au moment où il écrivait ce livre ne pouvait nullement s´imaginer que le régime révolutionnaire auquel il avait adhéré serait devenu sous peu un digne héritier de certaines pratiques totalitaires de la police tsariste...
Cette édition, établie et annotée par Jean Rière, est enrichie d´une préface d´Éric Hazan et de deux postfaces: la première de Francis Dupuis-Déri sur les techniques modernes de contrôle policier et la deuxième de Richard Greeman, intitulée Victor Serge et la répression policière.
Iouri Dombrovski et Victor Serge, deux insoumis, deux anticonformistes, deux hommes qui ont aimé avec la même ferveur la littérature et la liberté...

À lire:

De Iouri Dombrovski:

-Le singe vient réclamer son crâne, traduction du russe par Dimitri Sesemann, préface d´Hélène Châtelain, éditions Verdier.

-Le conservateur des antiquités, traduction du russe et postface de Jean Cathala, éditions La Découverte.

De Victor Serge:

-L´Affaire Toulaev, préface de Susan Sontag, éditions Zones.

-Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression, préface d´Éric Hazan, postfaces de Francis Dupuis-Déri et Richard Greeman, éditions Zones.

dimanche 22 novembre 2009

Les carnets de Lisbonne


Si vous aimez bien la ville de Lisbonne,vous ne pourrez pas rater le 26 novembre à 19h,à l´Institut franco-portugais de Lisbonne justement,la présentation du livre de Philippe Despeysses,Carnets de l´instant(éditions Persée),un magnifique portrait de la ville de Lisbonne, brossé par un grand amoureux de la capitale portugaise,avec de belles photos de Dominique Doreau. Présentation de Thomas Wieder,journaliste au «Monde».

Rendez-vous donc le 26 novembre.

Le centenaire d´Eugène Ionesco


Le 26 novembre,on signale le centième anniversaire de la naissance de l´écrivain franco-roumain Eugène Ionesco. Créateur du«théâtre de l´absurde»,auteur de La Cantatrice chauve,La Leçon,Rhinocéros,entre autres pièces remarquables,Eugène Ionesco a beaucoup réfléchi aussi sur son travail de dramaturge et sur les différentes conceptions dramaturgiques. En 1986,le public français a pu connaître Non,un recueil de ses critiques littéraires, écrites en langue roumaine(Nu,en version originale) dans les années trente, où il s´attaquait-avec un énorme doigté et une lucidité étonnante pour un jeune auteur-,soit à l´académisme,soit à l´amateurisme d´une certaine critique roumaine.
Mort à Paris le 28 mars 1994,Eugène Ionesco sera toujours reconnu comme un rénovateur du théâtre contemporain et un des noms les plus importants des littératures française et roumaine du vingtième siècle.


P.S-Je conseille aux lecteurs portugais l´article fort intéressant sur Ionesco écrit par Pedro Mexia et publié par l´édition de samedi dernier du quotidien Público. Un article intitulé «O rei está a morrer»(«Le roi se meurt»,le titre justement d´une des pièces de l´auteur).

lundi 2 novembre 2009

Le Goncourt à Marie NDiaye


Le livre Trois femmes puissantes(Gallimard), écrit par Marie NDiaye, vient de remporter le prix Goncourt 2009.Un roman français(Grasset) de Frédéric Beigbeder s´est vu, pour sa part, attribuer le prix Renaudot. La semaine dernière,L´Académie Française avait déjà décerné son prix annuel du roman à Pierre Michon pour son livre Les onze(Verdier).La saison des prix littéraires de l´automne est ouverte en France.

mercredi 28 octobre 2009

Chronique de novembre 2009




Jan Karski ou le devoir de mémoire selon Yannick Haenel.


L´Histoire,la grande Histoire,on la nourrit de témoignages. Des témoignages de ceux qui l´ont vécue, soient-ils des protagonistes, soient-ils des personnalités secondaires. C´est que, contrairement à ce que l´on croit d´ordinaire,l´Histoire,la grande Histoire,est également tissée de petites histoires de citoyens anonymes qui ont mené un combat-parfois en sourdine-pour infléchir le cours des événements.
En Europe,lors de la seconde guerre mondiale,nombre de résistants ont lutté inlassablement, poussés par le seul désir de sauver leur vie ou celle des autres, ou par une volonté indomptable d´arracher le visage monstrueux de la barbarie tel que les imaginations les plus fertiles n´avaient jamais pu le concevoir.
L ´écrivain français Yannick Haenel dans son dernier roman(pour certains plutôt un essai) Jan Karski, publié en septembre aux éditions Gallimard,trace le parcours d´un de ces personnages qui ont refusé de se taire. Jan Karski, on l´avait découvert dans le magnifique film de Claude Lanzmann sur la Shoah.Ce témoignage-là était très éloquent. Jan Karski n´a pas beaucoup parlé, mais dans ce genre de témoignage,à côté des bribes de phrases,le silence et le regard sont tout aussi éloquents.
Yannick Haenel a divisé le roman en trois parties.Au premier chapitre, l´auteur s´en tient aux paroles tenues par Jan Karski dans son entretien avec Claude Lanzmann. Au deuxième chapitre, il résume en quelque sorte le livre que Jan Karski lui-même a écrit et publié aux Etats-Unis en 1944, intitulé Story of a Secret State. Enfin, au troisième chapitre,il s´appuie sur certains aspects de la vie de Jan Karski et en fait une fiction.
L´histoire du livre est ainsi resumée dans la quatrième de couverture: «Varsovie 1942. La Pologne est dévastée par les nazis et les Soviétiques. Jan Karski est un messager de la Résistance polonaise auprès du gouvernement en exil à Londres. Il rencontre deux hommes qui le font entrer clandestinement dans le ghetto, afin qu´il dise aux Alliés ce qu´il a vu, et qu´il les prévienne que les Juifs d´Europe sont en train d´être exterminés. Jan Karski traverse l´Europe en guerre,alerte les Anglais, et rencontre le président Roosevelt en Amérique...»
Yannick Haenel a su mener le récit de main de maître, nous tenant en haleine tout le long de l´histoire. Certains lui reprochent son procédé,mais le grand mérite de Yannick Haenel est celui d´accorder tous les honneurs du livre à la figure du témoin et le témoin ici n´est autre que Jan Karski. En épigraphe du roman, il y a d´ailleurs la magnifique phrase d´un rescapé d´Auschwitz, le grand poète Paul Celan: «Qui témoigne pour le témoin? » Yannick Haenel évoque d´ailleurs l´importance de la figure du témoin dans un entretien au numéro de septembre du magazine Transfuge:«Le témoin est un porteur de phrases, en cela il ressemble à la figure de l´écrivain. Mais il porte surtout avec lui du temps-le temps qu´il aura fallu pour que l´on accepte son témoignage. L´histoire des témoins au vingtième siècle reste à faire. Leur deuil, leur détresse, leur énergie. Quuelque chose du très ancien courage de la parole prophétique est passé en eux. À travers l´expérience de Jan Karski, on peut mesurer la résistance qu´une telle parole peut susciter.»
Un des reproches que l´on adresse à Yannick Haenel c´est l´insistance, à travers les paroles de Jan Karski, dans la dénonciation de l´indifférence des Alliés devant le génocide des Juifs. Ne risque-t-on pas, pourrait-on se demander,de réduire de la sorte la culpabilité des nazis dans le déclenchement de la barbarie?Yannick Haenel y répond dans le même entretien:«Je ne pense pas être spécialement sévère avec les Alliés. Leur passivité est connue, elle a été établie par les historiens(...)Il ne s´agit en aucune façon pour moi de réduire la culpabilité des nazis. Je montre juste, à travers l´expérience dont est victime Jan Karski,que les Alliés ne sont pas innocents,et que si on cherche aujourd´hui encore à le faire croire c´est par intérêt.Les Anglais et les Américains ont fait plus que se taire, comme vous dites:ils ont décidé de ne pas accueillir de réfugiés juifs,ce verrouillage condamnait à mort les juifs d´Europe.Qu´on le veuille ou non,Jan Karski est un témoin de ce verrouillage.»
Cette indifférence des Alliés s´est d´ailleurs prolongée après la fin de la guerre. On n´ignore pas que les témoignages des rescapés des camps de concentration et d´extermination n´étaient pas vus d´un bon oeil, comme si l´on se sentait mal à l´aise devant ces témoignages, comme si l´on voulait oublier au plus vite cette période noire de l´histoire de l´humanité.On connaît par ailleurs les difficultés que nombre d´auteurs ont eues pour publier leurs témoignages.On vous rappelle que Si c´est un homme de Primo Levi a été publié par De Silva un petit imprimeur de Florence avant d´être récupéré par Einaudi beaucoup plus tard. Ces témoinages dérangeaient puisqu´ils plaçaient en quelque sorte les Européens devant leur indifférence. À un moment donné, alors que les témoignages et les livres sur l´expérience concentrationnaire abondaient, on a crié «Plus jamais ça».Pourtant, ce cri de révolte n´a pas empêché que à la la fin du vingtième siècle l´Europe fût à nouveau tombée dans la barbarie et la fureur génocidaire, cette fois-ci dans l´ex-Yougoslavie, et encore une fois devant l´indifférence du vieux continent.
Yannick Haenel nous rappelle avec ce livre et l´évocation de la figure de Jan Karski que le devoir de mémoire doit faire partie du patrimoine culturel européen. Yannick Haenel d´ailleurs suit un parcours singulier au sein de la nouvelle génération d´écrivains français nés à la fin des années soixante du siècle précédent(en l´occurrence 1967). Professeur de français jusqu´en 2005, Yannick Haenel est à présent un des animateurs de la revue Ligne de risque chez Gallimard. En 2007, il a publié un roman fort remarqué- Cercle- qui racontait l´errance d´un homme dans Paris et son odyssée qui l´a conduit ensuite en Europe de l´Est(Berlin, Varsovie, Prague),un livre qui s´est vu attribuer le prix Décembre 2007 et le prix Roger Nimier 2008. Jan Karski a déjá été couronné du prix Fnac 2009 et se trouve encore en lice pour les prix littéraires de cet automne.
Yannick Haenel, un nom sur lequel il faudra désormais compter quand on évoquera la nouvelle littérature française.

vendredi 16 octobre 2009

Jacques Chessex(1934-2009)


En raison d´une panne dans mon ordinateur,ce n´est qu´aujourd´hui même, en lisant la Newsletter du Nouvel Observateur, que j´ai appris la mort, le 9 octobre, du grand écrivain et peintre suisse Jacques Chessex. Auteur de L´Ogre(prix Goncourt 1973),du Vampire de Ropraz et de Juif pour l´exemple, il était, à mon avis, un des plus grands écrivains vivants de langue française. Dans une de mes prochaines chroniques mensuelles, je lui rendrai l´hommage qu´il mérite.

P.S(le 17 octobre)-Je vous conseille de lire le dossier qui lui a été consacré dans l´hebdomadaire suisse Hebdo(hebdo.ch) aussi bien que l´article de Jérôme Garcin dans Le Nouvel Observateur(hebdo.nouvelobs.com).

mercredi 14 octobre 2009

Un nouveau livre de Deana Barroqueiro


Demain, il ne faut pas rater dans l´espace culturel de Corte inglés à Lisbonne la présentation du roman O espião de D.João II, le dernier titre de Deana Barroqueiro,aux éditions Ésquilo. Le livre sera présenté par le Dr Guilherme d´ Oliveira Martins, ancien ministre, président de la Cour des Comptes et du Centre National de Culture.

Le succès de Deana Barroqueiro, personnalité très douée pour les arts et les lettres, ne peut que me réjouir, moi qui ai pu apprécier il y a plus de vingt ans son talent dans un autre métier auquel elle a passionnément consacré une grande partie de sa vie:l´enseignement. Deana Barroqueiro fut en effet mon professeur de Langue Portugaise, en terminale, au lycée Passos Manuel à Lisbonne et je n´ai jamais oublié ses cours mémorables.

Rendez-vous demain, donc, à 19h30.

mardi 13 octobre 2009

Danilo Kis est mort il y a vingt ans



Ce jeudi, 15 octobre, on signale le vingtième anniversaire de la mort du grand écrivain Danilo Kis. En hommage à ce grand nom de la culture européenne, je reproduis ici un article que j´ai écrit en juillet 2006 pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne:

«Lorsque, en octobre 1989, le bloc soviétique était en train de s´effondrer, avec les révolutions successives dans les pays d´Europe centrale et orientale et, plus tard, la chute du mur de Berlin, s´éteignait à Paris à 54 ans, victime d´un cancer, une des voix les plus singulières de la littérature européenne, le yougoslave Danilo Kis. Dans un essai daté de 1994, l´écrivaine américaine Susan Sontag (décédée en décembre 2004) écrivait que la mort prématurée de Danilo Kis l´avait empêché de suivre la transformation de l´Europe, mais ironiquement lui avait également épargné la tristesse d´assister au retour des vieux démons balkaniques et de l´émiettement, sous le coup de la fureur exterminatrice et génocidaire, de la Yougoslavie , lui qui avait toujours combattu les totalitarismes de tout poil et qui était, de par ses origines, un Yougoslave bon teint.
Danilo Kis est né en 1935, à Subotica, ville située en Voïvodine, près de la frontière hongroise, d´un père juif hongrois et d´une mère serbe orthodoxe originaire du Monténégro. Sa prime enfance, il la passe en Hongrie, mais à l´âge de neuf ans il vit une terrible expérience : son père est déporté à Auschwitz d´où il ne rentrera jamais. En 1947 grâce à la Croix rouge internationale, il est rapatrié avec le reste de sa famille au Monténégro où il est accueilli par son oncle maternel, historien et directeur de musée à Cetinje. Au sortir de l´adolescence, il s´essaie à la poésie et à la traduction, un domaine pour lequel il était très doué, non seulement grâce à son bilinguisme (serbo-croate et hongrois), mais aussi à une bonne maîtrise du français, de l´anglais et du russe. Il suit, en concomitance, des études à l´université de Belgrade et fait partie de la première génération des comparatistes sortis de cette université. Il débute donc une carrière académique comme lecteur de serbo-croate dans plusieurs universités françaises (Strasbourg, Bordeaux, Lille), mais il publie aussi ses premiers livres. Le tout premier, La Mansarde, est un roman qui parodie l´amour, où le héros de l´histoire est à la recherche de l´amour idéal et vit dans une mansarde sale, pleine de cafards ou de souris, mais entouré de livres-culte comme L´ Éthique de Spinoza, Don Quichotte de Cervantès, La Bible ou Le Manifeste de Breton. Ce roman, où l´humour côtoie parfois la mélancolie et où les passages lyriques succèdent à des évocations qui frôlent l´obscénité, recèle des images poétiques d´une richesse assez rare.
Jardin, cendres et Chagrins précoces sont les livres suivants où Danilo Kis commence à ébaucher les contours définitifs de son oeuvre : une profonde réflexion sur les totalitarismes du XXème siècle, tant communiste que fasciste, d´ordinaire au travers de récits d´inspiration autobiographique, où l´enfance est un lieu magique, mais aussi d´irruption des premiers chagrins. Le pouvoir d´évocation des souvenirs de sa prime enfance établit une parenté -que nombre d´observateurs ont su, à juste titre, déceler- entre son oeuvre et celle de l´écrivain polonais Bruno Schulz (voir nos chroniques de février). Mais la parenté s´arrête là.
Ce n´est néanmoins qu´en 1976 que Danilo Kis a pu asseoir à jamais sa réputation, non sans mal. En fait, son recueil de nouvelles, Un tombeau pour Boris Davidovitch , qui constitue à vrai dire, sept brillantes variations sur une même «histoire» (la dissidence et la répression dans les pays de l´Europe de l´Est), a connu un énorme succès international, mais a occasionné d´absurdes accusations de plagiat et une sale campagne de dénigrement. Kis s´en défend dans son livre suivant - La leçon d´anatomie (1978) - où il établit la généalogie de ses oeuvres et expose, avec une surprenante acuité, les fondements de sa pensée.
Danilo Kis nous donne encore la juste mesure de son talent dans le recueil Encyclopédie des morts (1985), un ensemble de récits où le fantastique, le lyrisme et l´ironie s´entremêlent en des histoires fort imaginatives sous le signe de l´amour et de la mort. Ce livre contient d´ailleurs, en épigraphe, une belle citation de Georges Bataille «Ma rage d´aimer donne sur la mort comme une fenêtre sur la cour».
Après sa disparition, en 1989, la presse belgradoise pleurait sa mort et -ironie du sort- ceux qui l´avaient naguère traîné dans la boue, lors de l´affaire sordide de l´accusation de plagiat, ont été les premiers à vouloir l´élever au rang de gloire nationale. On sait bien que l´hypocrisie n´a pas de honte...
Par contre, comme nous l´a également raconté Susan Sontag dans son petit essai cité plus haut, repris dans le recueil Where the stress falls (Vintage,2003) , le souvenir de Danilo Kis était présent –et évoqué un peu partout- à Sarajevo, pour son exemple de lutte contre tous les totalitarismes y compris les nationalismes bornés, et pour l´harmonie entre les différents peuples d´un même pays, rejoignant d´ailleurs la pensée d´un autre grand Yougoslave, Ivo Andric, prix Nobel de Littérature en 1961.
Il est temps que les lecteurs qui l´ignorent encore se laissent séduire par l´oeuvre originale de Danilo Kis.»

jeudi 8 octobre 2009

Le prix Nobel pour Herta Müller


Le prix Nobel de Littérature a été décerné aujourd´hui à l´écrivain allemand d´origine roumaine Herta Müller, née en 1953. Je n´ai lu aucun livre de cet auteur dont je ne connaissais que le nom.Un auteur donc à découvrir.

samedi 26 septembre 2009

Chronique d´octobre 2009






Les yeux tristes de Juan Carlos Onetti.


Quand on ouvre un livre de Juan Carlos Onetti(soit-il La Vida Breve, El Pozo,El Astillero, Los Adioses,Un sueño realizado ou Juntacadáveres, pour ne citer que quelques titres parmi les plus symboliques de l´auteur), on est sûr de plonger dans un univers imaginaire à nul autre pareil. Les personnages de Juan Carlos Onetti déambulent dans une sorte de «paradis corrompu»(1), de bas-fond, de mondes surréels où l´on a l´impression qu´ils n´ont pas la moindre envie de s´arracher au désespoir où ils baignent, comme si une sorte de paralysie où ils se complaisent prenait d´ordinaire des contours vampiresques. Pourtant, le personnage principal- le véritable protagoniste- d´une bonne partie de ses romans est la ville de Santa María- que d´aucuns rapprochent du comté imaginaire faulknerien de Yoknapatawpka- où, comme on l´a écrit à maintes reprises, le monde est une province imaginaire, où les figures qui la peuplent sont souvent une espèce de cadavres ambulants, ou au moins des gens qui vivent en marge d´une vie soi-disant normale, ou conventionnellement normale- si tant est que cela existe vraiment-, des prostituées, des exilés de la vie. Des gens qui, alors que leur vie s´effrite et leurs petits rêves s´évanouissent, commencent en quelque sorte à vivre une fiction. Dans Vida breve, cette situation est on ne peut plus évidente et l´on suit le parcours des différents personnages comme s´ils jouaient une fiction à l´intérieur d´une fiction. Quand le protagoniste Juan María Braunsen prépare un scénario de cinéma avec le succès duquel il prétend mettre un terme à ses soucis financiers, il fait «déplacer» les citoyens de Santa María-le docteur Díaz Grey, Elena Sala, Gertrudis, Ernesto ou Queca- comme s´ils étaient véritablement les personnages d´une fiction. Selon les paroles de Mario Vargas Llosa qui a consacré à Onetti un magnifique essai, El viaje a la ficción(2), «Santa María est une réalité littéraire, fictive,artificielle : une anti-réalité.» Néanmoins, si Santa María est une ville imaginaire, elle n´en ressemble pas moins, par bien des côtés, à une ville provinciale typique de l´Amérique du Sud, avec un petit port et un quartier d´émigrés. En plus,c´était une ville proche de Buenos Aires et de Montevideo. Ces fictions de Juan Carlos Onetti où des personnages réels se confondent assez avec des spectres nous font souvent penser à des scénarios de films, et bien entendu des films en noir et blanc des années quarante ou cinquante du vingtième siècle. Cette dimension, si j´ose dire, filmique des fictions-romans ou contes- de Onetti a déjà fait l´objet de nombre de réflexions de tous ceux qui se sont déjà penchés sur l´oeuvre de cet homme aux yeux tristes,né le 1er juillet 1909 à Montevideo, qui aimait passer une partie de son temps au lit, qui malgré sa laideur faisait paraît-il un tabac auprès des femmes(il s´est marié à quatre reprises) et qui un jour a accordé une longue interview répondant aux questions du chevet de son lit, un verre de whisky à la main. Mais à côté de cette dimension filmique, il est aussi important chez Onetti la culture urbaine, d´une métropole comme Buenos Aires- où il a vécu une partie de sa vie- ou de sa banlieue, avec ses danseurs de tango et le monde interlope de la nuit d´une grande ville, de ces grands quartiers populaires,de l´«arrabal», ce qui a fait dire un jour à l´écrivain chilien Jorge Edwards que Onetti était le plus «arrabalero» des écrivains d´Amérique du Sud. En raison de sa prédilection pour les milieux populaires et de son approche pessimiste et anarchique de la vie, on l´a souvent rapproché de Louis Ferdinand Destouches dit Céline dont le style- y compris dans certaines incorrections lexicales, le goût pour l´argot, le parler populaire-présente indiscutablement d´innombrables affinités avec la langue de Onetti. Tout comme Céline, Onetti traînait la réputation d´un auteur maudit et dans certains milieux littéraires de Buenos Aires, on le toisait comme s´il s´agissait d´un auteur de deuxième catégorie alors que Vargas Llosa et Carlos Fuentes l´ont tenu plus tard pour le véritable rénovateur des lettres sud-américaines. Dès ses premiers textes dans Marcha l´hebdomadaire qu´il dirigeait à Montevideo jusqu´aux oeuvres de sa pleine maturité, la prose de Onetti est,selon les paroles bien choisies de Vargas Llosa,«anticonventionnelle, et vaccinée contre les lieux communs-esthétiques,moraux et politiques- ; chargée de virulence contre la vanité et la complaisance ; sèche, froide et fonctionnelle, au service de ce qui comptait vraiment.»Ces paroles, Vargas Llosa les a écrites dans l´essai qu´il lui a consacré et auquel j´ai déjà fait référence, dans le but de mettre en exergue la contradiction entre le style de Onetti et celui de l´argentin Eduardo Mallea(«traditionnel, amidonné et arrogant»), un écrivain qu´Onetti appréciait, à qui il a dédié Para esta noche et qui l´a encouragé dans ses débuts à Buenos Aires. Mais s´il y a un auteur argentin chez lequel on pourrait déceler de très nettes affinités avec Onetti, c´est sans l´ombre d´un doute Roberto Arlt. Cet écrivain-dramaturge,contiste et romancier- d´origine italo-allemande-, urbain et populaire, auteur de Siete locos,El juguete rabioso et Los lanzallamas, qui truffait ses livres d´espressions en lunfardo(l´argot populaire de Buenos Aires), mort en 1942 d´un infarctus, à l´âge de quarante-deux ans, est souvent considéré comme le deuxième meilleur écrivain argentin du vingtième siècle derrière bien entendu le très britannique et civilisé Jorge Luís Borges. Arlt partage avec Onetti la fascination pour ces figures marginales de la nuit de Buenos Aires, le mac, la prostituée, pour le côté pervers et obscur de la vie, pour la cruauté humaine. Ils se sont fréquentés et leur admiration était réciproque. Par contre, la relation entre Borges et Onetti fut semée d´équivoques. Si l´on peut en quelque sorte établir un petit lien entre le goût des deux écrivains pour la fantaisie et la création de mondes imaginaires, Borges n´a jamais été un auteur culte pour Onetti qui d´ailleurs n´a jamais été proche de l´entourage de Victoria Ocampo et de la revue Sur dont Borges faisait partie. Borges pour sa part n´aura jamais éprouvé le moindre intérêt pour l´oeuvre de Onetti. La seule rencontre entre les deux écrivains fut promue par l´écrivain uruguayen Emir Rodríguez Monegal dans les années cinquante à Buenos Aires, dans une brasserie de la rue Corrientes ou de la rue Florida,selon les versions, et s´est soldée par un énorme fiasco. La conversation a pris des allures de dialogue de sourds,Onetti se moquant de l´intérêt de Borges pour Henry James et Borges raillant, pour sa part, l´accent de Onetti. En 1980, Borges fut un des jurés du prix Cervantes(qu´il avait remporté ex-aequo avec Gerardo Diego en 1979) et a voté pour le finaliste vaincu, Octavio Paz, au détriment de Onetti, le vainqueur. Le problème ici n´est pas tellement le choix de Octavio Paz(un admirable poète et essayiste qui allait finir par remporter le prix l´année suivante et qui des années plus tard serait couronné du prix Nobel de Littérature),mais plutôt les raisons invoquées pour ne pas avoir choisi Onetti : «Bon, à vrai dire son oeuvre ne m´intéresse pas. Un roman ou un conte, soit on l´écrit pour le plaisir, soit on ne l´écrit pas(...) Si Gerardo Diego(membre du jury ,lui aussi)croit, pour sa part, que l´important c´est d´écrire avec un langage admirable, il faut le dire que ce n´est pas le cas non plus chez Onetti.» D´après Vargas Llosa, qui reproduit ces assertions dans son essai,Borges, très vraisemblablement, n´aura jamais lu Onetti et le souvenir de ce malheureux rendez-vous des années cinquante sera toujours resté gravé dans sa mémoire. Mais à part le Cervantès en 1980 et le Nacional de Literatura en Uruguay en 1962, il y a une histoire de malédiction des prix chez Onetti, qui a été finaliste de plusieurs prix littéraires mais qui les a ratés, souvent au finish et d´ordinaire contre des auteurs moins réputés. Ainsi, à la fin des années trente, il a perdu un premier concours international de littérature latino-américaine contre le Péruvien Ciro Alegría, en 1941 un deuxième concours contre Bernardo Verbitsky et en 1960 le Life en espagnol contre Marco Denevi. Si Ciro Alegria était quand même un auteur réputé- même si son importance dans l´histoire de la littérature est moindre par rapport à Onetti-Denevi et surtout Verbitsky étaient des auteurs tout à fait secondaires. En 1966, son roman Juntacadáveres a raté le Rómulo Gallegos de l´année, attribué à La Casa Verde de Mario Vargas Llosa. Cette fois-ci, Onetti a perdu le prix pour un grand auteur qui, né en 1936, était un jeune écrivain à l´époque et allait se révéler par la suite un des plus grands admirateurs de son oeuvre. Onetti a accepté la décision avec un énorme« fair-play» et même avec une note d´humour. En effet, interrogé sur les raisons qui auraient poussé le jury a préférer La Casa Verde au détriment de Juntacadáveres, Onetti, en rappelant que l´intrigue des deux romans se déroule dans un lupanar, a répondu«Peut- être parce que le mien n´avait pas d´orchestre et celui du livre de Vargas Llosa en avait un» !

Cette boutade prouve que Onetti n´était pas rancunier, c´était avant tout un homme discret et qui, par rapport à la tradition de militantisme politique des écrivains latino-américains, était un homme relativement apolitique. Pourtant en 1974, il a été emprisonné dans son pays-l´Uruguay-pendant quatre mois. Ce fut un tour de force de la dictature uruguayenne contre les intellectuels. Le prétexte en fut l´attribution à l´unanimité, du prix littéraire de l´hebdomadaire Marcha au conte El guardaespaldas(Le garde du corps) de Nelson Marra, un conte considéré comme pornographique. Quoique Onetti eût émis des réserves devant des «passages de violence sexuelle inutiles d´un point de vue littéraire», il n´en fut pas moins écroué comme ses compagnons. Une fois libéré-après une campagne internationale des milieux littéraires-, Onetti s´est exilé en Espagne jusqu´à sa mort en 1994, n´étant jamais rentré dans son pays, malgré les appels des dirigeants uruguayens après le retour à la démocratie.

Si Juan Carlos Onetti est aujourd´hui considéré comme un des grands auteurs latino-américains et de langue espagnole tout court du vingtième siècle, si son oeuvre a définitivement acquis ses lettres de noblesse, s´il est vénéré par nombre de jeunes écrivains, il est ainsi en quelque sorte racheté post mortem des humiliations de certains milieux littéraires soi-disant «civilisés» et de sa réputation d´auteur maudit. L´année du centenaire, il n´y avait pas un meilleur moyen de fêter l´oeuvre de cet admirable écrivain aux yeux tristes.


(1) Cette expression, je l´emprunte à Christopher Dominguez Michael dans son bel article du journal mexicain La Reforma, repris en août dernier par le magazine Letras Libres.


(2) El viaje a la ficción de Mario Vargas Llosa, ediciones Alfaguara.La traduction française est disponible dans la collection Arcanes chez Gallimard.







mardi 15 septembre 2009

Murilo Mendes


Jeudi,17 septembre, à 21h30,je donnerai une conférence dans la galerie Matos Ferreira(14-18, Rue Luz Soriano,à Lisbonne) sur le poète brésilien Murilo Mendes(1901-1975), intitulée«Murilo Mendes:o poeta plural.»
Je compte sur vous.À jeudi.

mercredi 26 août 2009

Chronique de septembre 2009




L´irréalité immédiate de Max Blecher.


Quand en 1972 l´ éditeur Maurice Nadeau a publié la première traduction française du livre Intâmplâri in Irealitatea imediatâ(Aventures dans l´irréalité immédiate)(1),on n´était même pas sûr du prénom de l´auteur tant et si bien qu´on l´a nommé Marcel Blecher. Quand le livre avait paru en Roumanie dans les années trente, l´auteur signait M.Blecher, laissant planer le doute sur son véritable prénom. En 1972, Maurice Nadeau a opté pour le prénom Marcel en suivant des avis autorisés. Pourtant, nombre d´autres voix, rejoignant des informations en provenance de la Roumanie, assuraient que ses amis l´appelaient Max et c´est sous ce nom que le livre est reparu chez le même éditeur en 1989.
Cette incertitude sur le prénom de l´écrivain peut s´expliquer entre autres raisons par la brièveté de sa vie. Il n´a vécu en effet que vingt-huit ans…
Issu d´une famille juive relativement aisée (son père était commerçant de porcelaines), Max Blecher est né le 8 septembre 1909 dans la petite ville de Botosani, près de Roman, en Moldavie. Après la fin des études secondaires, il est parti à Paris (destination mythique pour nombre de Roumains au fil du vingtième siècle) pour y suivre des études de médecine qu´il n´est néanmoins pas parvenu à conclure puisqu´il a été atteint du mal de Pott (une tuberculose de la colonne vertébrale), une maladie pour laquelle à l´époque il n´y avait pas le moindre espoir de guérison. Dès la découverte et l´aggravation des symptômes de cette terrible maladie, il fut contraint de passer sa vie allongé dans une gouttière et de séjourner dans plusieurs sanatoriums,-surtout à Berck, surnommée la «Mecque de la tuberculose osseuse»- une expérience dont il allait faire partiellement la matière de ses écrits. Pendant ce que l´on pourrait appeler son printemps parisien, il n´a pu rester insensible- lui, qui s´était déjà découvert une vocation d´écrivain – au bouillonnement littéraire et artistique de la ville lumière et les contraintes de sa maladie n´ont fait qu´accentuer ce goût pour l´écriture. Dès 1930, il a commencé à écrire régulièrement, du théâtre, de la prose et des poèmes qui auraient enchanté Breton qui l´a fait connaître, mais le coup d´éclat c´est la publication en 1935 à Bucarest de Aventures dans l´irréalité immédiate, un livre original, aux accents surréalistes, où le narrateur- qui raconte des pans de son enfance- semble se mouvoir au milieu d´un décor hallucinatoire et un tant soit peu féerique. Le livre suscite un énorme enthousiasme surtout dans certains milieux d´avant-garde. Les années trente en Roumanie furent- comme d´ailleurs un peu partout en Europe- des années sombres d´un point de vue politique avec l´éclosion d´une myriade de mouvements antisémites et fascistes symbolisés à fortiori par la Garde de Fer ou la Légion de l´Archange Michel, mais aussi en concomitance une effervescence artistique et littéraire sans pareil qui s´est traduite par l´irruption sur le devant de la scène d´une jeune génération d´auteurs qui ont bousculé le paysage littéraire roumain et dont certains sont devenus par la suite des noms incontournables du patrimoine culturel européen comme Mircea Eliade, Emil Cioran et Eugène Ionesco. C´est justement ce dernier, alors un critique littéraire particulièrement acerbe, qui de son propre aveu se nomme «anti-critique», qui s´attaque dans son livre Non aux plus grands écrivains de l´époque, dont le discours aux accents frondeurs balaie tout sur son passage, C´est Eugène Ionesco donc, comme nous le rappelle Georgeta Horodinca(2),qui salue en M.Blecher(son aîné de deux mois)quelqu´un qui ne s´est pas arrêté à« la psychologie, aux effets faciles, à la périphérie de l´âme, qui n´ont qu´à rester et à l´avenir le domaine réservé d´une soi-disant littérature d´auto-analyse(…) Son récit autobiographique est une véritable «épopée intérieure», qui met en valeur des faits au substrat métaphysique».
L´année suivante, c´est son roman Cœurs cicatrisés- qui dans sa première version portait le titre Berck, la ville du sanatorium où il a séjourné- qui impressionne un autre grand nom de la littérature roumaine, le romancier et dramaturge Mihail Sebastian. Néanmoins, la critique traditionnelle tout en reconnaissant les qualités étalées par le jeune écrivain dans ses livres rechigne encore à le placer parmi les chefs de file de la nouvelle littérature roumaine. En 1937, E. Lovinescu, un critique très en vue à l´époque, lui réserve un espace plutôt modeste dans son Histoire de la littérature roumaine contemporaine et sans qu´il eût le temps de prouver aux critiques de la vieille garde que c´était leur académisme poussiéreux qui les empêchaient de flairer dans ses écrits la modernité qui en jaillissait, M.Blecher, rongé par la maladie, meurt le 31 mai 1938, à l´âge de vingt-huit ans.
Après sa mort et surtout a partir de 1947, on a publié plusieurs inédits de l´auteur dont La tanière éclairée, un journal du sanatorium que l´on a joint aux Aventures dans l´irréalité immédiate dans la traduction française de l´éditeur Maurice Nadeau en 1989. C´est cette traduction de Marianne Sora(Aventures dans l´irréalité immédiate)et de Georgeta Horodinca et Hélène Fleury(La tanière éclairée) – agrémentée de deux belles préfaces de Georgeta Horodinca et de Ovid Crohmalniceanu- que j´ai lue et qui m´a véritablement ébloui.
La plupart des critiques qui se sont penchés sur l´œuvre de Max Blecher, y décèlent une parenté avec trois autres noms importants de la littérature européenne du vingtième siècle : Franz Kafka, Robert Walser et Bruno Schulz. C´est avec ce dernier que je lui trouve le plus de similitudes. Beaucoup d´aspects rapprochent Aventures dans l´irréalité immédiate de Les boutiques de cannelle de l´écrivain juif polonais assassiné en 1942 par un agent de la Gestapo : les souvenirs d´enfance, l´attirance pour ces labyrinthes noirs, ces longs couloirs des maisons, ces patios juifs d´Europe Orientale, enfin la fascination pour des objets (statuettes vulgaires, figures de cire des foires, produits à bon marché) qui tendent à être dévalorisés par autrui. Des objets qui sont souvent associés à la nostalgie ou à la mélancolie de l´enfance comme en témoignent ces lignes que l´on peut lire à la page 57 :« C´est dans de menus objets sans importance –une plume noire, un petit livre banal, une vieille photo où l´on distingue des personnages fragiles et inactuels qui semblent souffrir de quelque grave maladie, un cendrier de faïence vert tendre en forme de feuille de chêne et qui garde l´odeur des cendres refroidies-,dans le simple souvenir des lunettes de Samuel Weber, dans de menus ornements et d´humbles objets domestiques, que je retrouve toute la mélancolie de mon enfance.». Dans ce texte, on décèle également de multiples exemples du sentiment de vide et des spectres qui flottent et se confondent avec la vie réelle.
Il y a aussi, comme nous l´a rappelé Ovid Crohmalniceanu- et là Kafka et Walser rejoignent Blecher et Schulz – cette faculté de s´installer dans le malheur, de l´accepter comme une donnée da la vie courante. Et puis il y a une des caractéristiques essentielles de l´écriture blechérienne : l´ hallucination, l´irruption soudaine du rêve dans la réalité. D´aucuns y voient des traces des enseignements surréalistes que Blecher auraient assimilés à Paris. L´auteur ne refusait nullement cet héritage mais alors qu´il travaillait d´arrache-pied aux Aventures dans l´irréalité immédiate, il a tenu à clarifier, dans une lettre envoyée en 1934 à Sacha Pana (lui-même poète surréaliste à qui le père de Blecher a confié après la mort de son fils ses écrits inédits), ses rapports avec le surréalisme dont «l´orthodoxie de manifeste» ne pouvait que le rebuter. Et toujours dans cette lettre il finit par présenter son idéal d´écriture qui serait pour lui«la transposition en littérature de la haute tension que dégage la peinture de Salvador Dali. Voilà ce que je voudrais réaliser- cette démence à froid, parfaitement lisible et essentielle. Que les explosions se produisent entre les murs d´une chambre et non pas loin, dans des continents chimériques et abstraits. Que la visite des spectres ait lieu normalement par la porte, qu´ils frappent poliment avant d´entrer et qu´ils étranglent tout aussi poliment.»Tant dans Aventures dans l´irréalité immédiate que dans La tanière éclairée, cet idéal d´écriture est sans doute accompli. Dans ce dernier texte, un des extraits qui m´ont le plus impressionné se trouve entre les pages 228 et 236. Le narrateur- alter ego de l´auteur- se promène en ville et déniche une boutique atypique, à la fois charcuterie et maison de pompes funèbres. Le propriétaire s´en explique : le commerce de charcuterie, il l´a hérité de son beau-père et comme l´autre affaire- celui des pompes funèbres- était on ne peut plus florissante, et le loyer était très élevé, il a décidé de rassembler les deux affaires dans la même boutique et l´on avait donc les pompes funèbres les lundis, les mercredis et les vendredis et une charcuterie de bonne qualité les mardis, les jeudis et les samedis. Le plus bizarre c´est pourtant quand le propriétaire lui présente ses bricoles et ses produits parmi lesquels un poste émetteur de radio dont on pouvait extraire des objets, rien qu´en tournant un bouton, par exemple une boîte de sardines portugaises. Il s´agit bien entendu d´un rêve, mais c´est sans doute un des exemples les plus achevés de l´inventivité de l´œuvre de Blecher. En lisant certaines lignes de Blecher, et notamment ce mélange de rêve et de réalité, il m´est venu à l´esprit les transfigurations du réel des magnifiques poèmes de Cesário Verde,(par exemple, les transfigurations des fruits et des légumes en un beau corps féminin dans le poème Num Bairro Moderno, Dans un quartier moderne) un des plus grands poètes portugais de tous les temps, mort tuberculeux en 1886 à l´âge de trente et un ans…
À l´occasion du centenaire de sa naissance, il est finalement grand temps de découvrir l´œuvre originale de Max Blecher.

(1) Les éditions Maurice Nadeau en mentionnant le titre original ont maintenu l´ortographe russifiée et ont ainsi écrit« Intîmplari» au lieu de «Intâmplari». C´est que pendant la période communiste on a procédé en Roumanie à des changements linguistiques-notamment le remplacement de«â» par «î»- de sorte à rapprocher la langue roumaine-pourtant une langue latine-de la langue russe. Heureusement j´ai parlé de mon intention d´écrire ce texte à mon ami Virgil Mihaiu, directeur de l´Institut Culturel Roumain de Lisbonne, ce qui m´a permis de reproduire ici donc l´orthographe correcte.

(2) Dans le texte de la préface du livre Aventures dans la réalité immédiate.

dimanche 2 août 2009

Knut Hamsun,des sentiments contradictoires



Ce 4 août on signale en Norvège et un peu partout le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Knut Hamsun. Plus de cinquante ans après sa mort, on nourrit encore à son égard des sentiments contradictoires : d´une part l´admiration pour l´écrivain et d´autre part la déception devant un homme qui au crépuscule de sa vie n´a pas hésité à collaborer avec les forces d´occupation nazies de son propre pays. Je reproduis ici un article que j´ai écrit en avril 2007 pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne sur cet admirable écrivain qui s´est certes égaré dans la collaboration, mais dont l´œuvre compte parmi les plus importantes du vingtième siècle.


«L´actualité littéraire a été secouée l´été dernier par la polémique autour des déclarations de Günter Grass sur son enrôlement, à l´âge de 17 ans, dans la Waffen-SS , un épisode de son passé que celui qui est considéré comme la conscience critique ou morale de la gauche allemande, prix Nobel de littérature en 1999, a caché pendant plus de soixante ans. L´écrivain allemand a expliqué son silence par la honte qu´il éprouvait devant ce fait et son enrôlement dans cette unité d´élite comme une façon d´échapper à l´univers familial. Nombre d´intellectuels ont apporté leur soutien à Günter Grass devant les attaques virulentes dont l´auteur fut victime, certains de ses critiques allant jusqu´à déclarer que l´Académie Nobel aurait dû lui retirer le prix décerné en 1999. Peu d´observateurs se sont rappelés que contrairement à Günter Grass qui ne fut jamais effectivement un nazi et dont l´œuvre témoigne de la lutte de l´auteur, à travers la fiction, contre l´oubli de la responsabilité collective allemande, il y a bien eu un autre prix Nobel de littérature qui, au crépuscule de sa vie, à l´âge de quatre-vingts ans, a applaudi de façon enthousiaste l´occupation de son pays - la Norvège- par les troupes hitlériennes. Je parle, bien entendu, de Knut Hamsun, nom de plume de Knud Pedersen. Écrivain hors pair, ce Norvégien né en 1859 à Garmo, un bourg de montagne, au sein d´une famille modeste, mène une vie vagabonde, émigre pour un temps à Chicago, aux Etats-Unis, avant de devenir un auteur réputé, à qui l´Académie Nobel n´a pas rechigné à attribuer, en 1920, la consécration suprême. Admiré par André Gide, Thomas Mann, Henry Miller, Kafka ou Brecht, Knut Hamsun fut, sans l´ombre d´un doute, un des auteurs les plus influents en Europe et dans le monde, dans la première moitié du vingtième siècle. Comme l´a écrit Chloé Hunzinger, en 2003, dans la Revue des Ressources, l´œuvre de Hamsun désoriente et fascine à la fois. Les héros de ses livres sont « de jeunes rêveurs condamnés à la marginalité et à la déchéance qui pourtant gardent une fraîcheur d´enfance, une grâce : des vagabonds d´une poésie saugrenue, étrangers à l´existence, évoluant au milieu de lacs, de forêts, de rivières ; avançant au sein d´un univers païen, presque panthéiste.»
Comment cet homme d´une rare intelligence a-t-il pu sombrer dans la collaboration avec la horde de fanatiques qui a occupé son pays lors de la seconde guerre mondiale ? D´aucuns diraient qu´il n´a pas été le seul, ils furent quelques-uns, les grands intellectuels européens qui ont salué le nazisme. En France, notamment, nous avons eu l´exemple de Céline, Drieu La Rochelle, et même Paul Morand (pourtant aussitôt réhabilité). De toute façon, on reste perplexe. Les raisons qui ont poussé Hamsun à soutenir les Nazis peuvent avoir trait entre autres aspects, à sa soif d´absolu, à sa traditionnelle germanophilie, à d´autres motifs qui ne sauraient être expliqués de façon rationnelle. À la fin de la guerre, il est mis au ban et soumis à un traitement psychiatrique. Un procès le condamne à payer à l´État des dommages élevés pour le soutien moral apporté à l´occupant et ses droits d´auteur rétrécissent comme peau de chagrin. Il meurt en 1952, à l´âge de quatre vingt treize ans, non sans avoir encore écrit deux livres Pro Domo (1947) et Sur les sentiers où l´herbe repousse (1949), une sorte d´autobiographie où il n´a cependant pas justifié ses prises de position pendant la seconde guerre mondiale.
Si aujourd´hui encore on a du mal à réhabiliter l´homme, l´œuvre est toujours aussi vivante. La faim est le roman qui a définitivement assis sa réputation de grand écrivain. Publié en norvégien en 1890, il fut traduit en français en 1895. Il est disponible dans la collection Biblio du Livre de poche, comme d´ailleurs la plupart des livres de l´auteur. Le héros est un jeune intellectuel qui lutte quotidiennement pour se nourrir ou pour garder une petite chambre d´ordinaire infecte. Parfois, il réussit à faire accepter ses textes par le directeur d´un quotidien qui souvent lui avance de petits acomptes. Pourtant, errant en quête d´une pièce pour pouvoir manger, il s´en débarrasse, la donnant au premier venu, comme si les pièces lui brûlaient les mains. La faim est le livre de la déchéance physique et psychologique, de quelqu´un qui, malgré la misère et le malheur, refuse de sombrer dans la mendicité. Un livre à lire de nos jours, pour que l´on comprenne ce qu´était à l´époque le vrai dénuement. Les autres livres de Hamsun à signaler (si tant est que l´on puisse considérer que dans l´œuvre de cet écrivain il y ait vraiment des livres plus importants que d´autres) sont Mystères (1892) ; Pan (1894) ; Victoria (1898) ou Sous le soleil d´automne (1906), des romans où il décrit avec une indiscutable maestria les angoisses qui secouent des figures à la personnalité hors du commun, vivant fréquemment en marge de la société, ou plongés dans un exil intérieur.
L´importance de Knut Hamsun dans la littérature du vingtième siècle est condensée dans un commentaire de Isaac Bashevis Singer que l´on peut retrouver dans la préface à l´édition américaine de La faim : «Hamsun est à tout point de vue le père de la littérature moderne par sa subjectivité, son impressionnisme, son usage de la rétrospection et son lyrisme (…). Toute la littérature moderne de ce siècle prend sa source chez Hamsun»».

lundi 27 juillet 2009

Chronique d´août 2009



La résurrection de Irène Némirovsky.


En 1918, l´Europe de l´Ouest, traumatisée par les ravages de la première guerre mondiale, a vu débarquer dans ses principales villes une bourgeoise et une aristocratie- souvent liées à la Banque et à la haute finance et parfois juives- chassées de la Russie éternelle, devenue entre-temps le pays des Soviets. Cette classe était instruite, cultivée et avait connu une éducation tournée vers le cosmopolitisme et la maîtrise des langues étrangères, surtout le français. Une de ces familles –d´origine ukrainienne et juive- était celle du banquier Léon Némirovsky, dont la fille Irène, née en 1903,était particulièrement douée pour les arts et les lettres. Après un court séjour- d´à peine une année- en Finlande, puis en Suède, les Némirovsky se sont installés en France. Pour Irène la France n´était pas à proprement parler un pays inconnu, étant donné que sa gouvernante –qui a joué en quelque sorte le rôle de mère de substitution, sa vraie mère ayant toujours éprouvé un énorme désintérêt pour son enfant- l´avait élevée dans le culte d´un pays quasiment mythique, terre des libertés, des belles lettres et du raffinement des arts, de telle sorte que la jeune Irène maniait la langue de Voltaire et de Chateaubriand avec une verve et une aisance qui auraient sûrement fait rougir de honte nombre de Français instruits de l´époque.
Habitant dans un quartier chic du seizième arrondissement,Léon Némirovsky s´est procuré une nouvelle gouvernante- cette fois-ci anglaise- pour sa fille Irène qui a pu finir ses études et a épousé en 1926, Michel Epstein, un ingénieur russe immigré, devenu par la suite banquier. Ils auront deux filles : Elisabeth et Denise. C´est également vers 1926 que Irène Némirovsky a publié son premier roman, Le Malentendu. Malgré un premier texte paru en 1921 au bi –hebdomadaire Fantasio et une nouvelle écrite en 1923, elle faisait ses véritables débuts littéraires avec ce premier roman. Mais c´était en 1929 et le deuxième roman David Golder que Irène Némirovsky est devenue célèbre. Adapté au cinéma par Julien Duvivier en 1930 avec Harri Baur dans le rôle du protagoniste, ce roman- publié par les éditions Bernard Grasset- raconte l´histoire d´un homme ruiné, malade, abandonné de tous ceux qu´il chérissait et qui, désespéré, essaie de saisir une dernière occasion de redevenir riche. C´est le portrait d´un homme, mais aussi d´une société. Les personnages de Irène Némirovsky sont d´ailleurs assez souvent des gens immanquablement attirés vers le gouffre, le gouffre des passions, de l´argent.
Ce succès a permis à Irène Némirovsky de fréquenter le gratin de la littérature française des années trente – elle fut louée par Cocteau, Kessel, Maurois ou Brasillach- et c´est grâce à Paul Morand que quatre de ses nouvelles seront publiées chez Gallimard sous le titre de Films Parlés. Entre-temps, un autre roman, Le Bal, fait l´objet d´une adaptation cinématographique, un film qui révèlera au monde la figure éblouissante de l´actrice Danielle Darrieux. Malgré toutes ces réussites, la jeune égérie d´ascendance ukrainienne s´est vu refuser la naturalisation française en 1935 et plus tard l´avènement de la seconde guerre mondiale l´a placée – à elle et à toute sa famille, bien entendu- en une situation extrêmement précaire, étant donné sa condition juive. Avec la promulgation des lois antisémites du très ordurier régime de Vichy, Irène Némirovsky a filé un mauvais coton. Sa conversion au catholicisme en 1939 ne l´a pas sauvée d´être interdite de publication. Candide, l´hebdomadaire de droite où elle collaborait régulièrement a rompu tout lien à la suite de l´entrée en vigueur du Statut des Juifs en octobre 1940. Un autre hebdomadaire de droite –Gringoire -, devenu ouvertement antisémite, a néanmoins consenti à la publier sous couvert d´un pseudonyme. Entre-temps, Irène Némirovsky et sa famille s´étaient réfugiés à Issy-l´Évêque en Saône- et – Loire où la romancière fut arrêtée le 13 juillet 1942. Emmenée dans un premier temps à Pithiviers, elle fut déportée le 16 à Auschwitz où elle est morte le 19 août. Son mari, Michel Epstein, a connu le même sort en novembre de la même année et seules les deux filles Elisabeth et Denise ont pu se sauver.
Pendant des décennies, l´œuvre de Irène Némirovsky est tombée dans l´oubli, les reparutions étant on ne peut plus sporadiques. Les choses ont commencé à changer au début des années quatre vingt -dix où son ancien éditeur Albin Michel a republié quelques livres, mais le tournant décisif a été la parution d´un inédit- un véritable coup d´éclat-, Suite Française, en 2004. Exhumé d´une malle contenant quelques manuscrits, ce roman, écrit dans la tourmente des années noires de la seconde guerre mondiale, dépeint l´Exode de juin 1940 avec une verve, une ardeur, un sens du tragique et des splendeurs et misères de la condition humaine que nul n´y restera insensible, tant et si bien que les jurés du prix Renaudot n´ont pas rechigné à couronner l´œuvre à titre posthume, une première d´ailleurs. Le roman a paru chez Denoël avec une belle préface de Myriam Anissimov. Depuis lors, l´audience de Irène Némirovsky n´a cessé de croître. Grasset, Albin Michel ou Denoël republient à un rythme assez régulier toutes les œuvres de Irène Némirovsky : David Golder, Le Bal, L´affaire Courilof, Les Feux de l´Automne, Les Mouches de l´Automne, La proie, Le maître des Âmes, Chaleur de Sang ou le dernier en date, Les Vierges et autres nouvelles (avril 2009). Le 2 septembre reparaîtra- cette fois-ci dans la collection «Le livre de poche», la dernière édition(Albin Michel en grand format) remontant à 1990-Le Vin de la solitude un livre largement autobiographique qui se trouve être le livre préféré de Denise Epstein, une des filles de Irène Némirovsky, comme elle me l´a confié en novembre 2005 à Lisbonne, lors de la parution de la traduction portugaise de Suite française (1).
D´aucuns se sont déjà interrogés sur les raisons de cet énorme succès – non seulement en France, mais aussi à l´étranger, surtout dans les pays anglo-saxons et particulièrement aux États- Unis- qui ressemble à une véritable résurrection de l´œuvre d´un écrivain. Ce n´est pas tout facile dans ce genre de phénomène de déceler les véritables raisons d´une telle réussite, si tant est qu´il n´y ait qu´une seule raison ce qui serait déjà fort discutable. À mon avis, s´il ne fait aucun doute que Suite Française aura été le déclic, on peut penser que l´œuvre de Irène Némirovsky a la faculté rare de nous élucider mieux que beaucoup de livres d´histoire- n´en déplaise aux historiens, catégorie professionnelle que je tiens en haute estime –sur la psychologie, les tourments, les désarrois et les caractéristiques majeures de la société française et européenne de l´entre-deux-guerres. Irène Némirovsky interrogeait les caprices et les aléas du destin, disséquait les méandres de la psychologie humaine, brossait des portraits admirables sur des figures qui défiaient leur propre destinée. Des gens abîmés, voulant échapper à toute malédiction mais ne pouvant en même temps qu´y succomber. Pourtant, comme l´a si bien écrit Muriel de Brusle dans un texte paru en 2000« Si elle observe, Irène Némirovsky ne juge pas. Elle se sert de l´écriture pour livrer dans une langue enchanteresse le fruit de ses interrogations, laissant au lecteur le soin de détecter dans l´ambiguïté des personnages, la part de responsabilité, la part de justification»(2). La galerie de personnages est assez variée : on y côtoie des membres de la haute finance, des bourgeois en déroute, des hommes et des femmes ruinés, des actrices de cabaret et des gens modestes qui mènent banalement leur vie en la nourrissant souvent de rêves de grandeur. Il y a comme un ton russe qui émaille les romans et nouvelles de Irène Némirovsky d´un réalisme qui touche le cœur des lecteurs. Robert Brasillach avait vu juste quand il avait dit un jour que Irène Némirovsky avait réussi le prodige de faire passer l´immense mélancolie russe sous une forme française.
En lisant les livres d´Irène Némirovsky on ne peut avoir que deux seuls regrets : que la barbarie nazie, ennemie comme toute barbarie de l´intelligence et de la pensée libre et indépendante, ait interrompu la brillante carrière d´un écrivain (un des nombreux écrivains qui ont péri aux mains des bourreaux du Troisième Reich) et que l´État français n´ait pas compris en 1935 lorsqu´on a refusé la nationalité française à Irène Némirovsky que mérite d´être français celui qui porte la France dans le cœur, qui glorifie la langue française et qui épouse sa tradition et ses valeurs universelles. Ils sont peut-être plus dignes d´être Français que beaucoup d´autres, nés sur le sol français…

(1) Suite francesa, aux éditions Dom Quixote. Remarquable traduction et préface de Carlos Correia Monteiro de Oliveira.


(2) On peut lire le texte complet de Muriel du Brusle sur le site www.parutions.com

samedi 27 juin 2009

Chronique de juillet 2009





Malcolm Lowry, un volcan en éruption.


Les écrivains sont souvent leur œuvre mais aussi leur légende. Les deux principales biographies du grand écrivain anglais Malcolm Lowry, celle écrite par Douglas Day, publiée en 1973, et une autre signée Gordon Bowker, parue en 1983(1), quoique très documentées et fertiles en anecdotes, laissent néanmoins une foule de questions sans réponse, ce qui, à mon avis, n´est pas de nature à déplaire à ceux qui nourrissent éventuellement une admiration sans bornes pour l´œuvre de ce géant des lettres anglaises. Le but d´une biographie littéraire est-il d´ailleurs celui de disséquer dans ses moindres détails la vie d´un écrivain ? Sont-elles-les biographies littéraires- sur la même longueur d´onde que ces biographies de princesses ou de stars du show –business dont sont inconsidérément friands les lecteurs traditionnels de la presse du caniveau ? Bien sûr que non. J´ai déjà manifesté ailleurs- si je ne m´abuse dans mes anciennes chroniques pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne- ma méfiance envers les biographies classiques leur préférant une sorte de biographie sentimentale qui privilégie une méditation sur l´œuvre de l´écrivain, un retour aux lieux hantés, les empreintes laissées dans les endroits visités ou les souvenirs.
Quoi qu´il en soit, la vie d´un écrivain, ses obsessions et ses souvenirs d´enfance ont quand même le plus souvent une importance fondamentale dans le développement de son œuvre et l´on y trouve d´ordinaire les clés pour décrypter ses livres.
Ce mois-ci on signale le centenaire de Clarence Malcolm Lowry, un écrivain aussi extravagant que génial, né à New Brighton le 28 juillet 1909. Si j´ai tellement évoqué dans ces premières lignes l´importance de sa vie dans l´œuvre d´un écrivain c´est parce que chez Malcolm Lowry l´œuvre est essentiellement autobiographique et fort marquée par des souvenirs qui l´ont irriguée. Dans un de ses contes de jeunesse, l´auteur raconte une histoire qui est largement inspirée par un épisode de son enfance et qui a trait à une de ses passions les plus pernicieuses : la consommation de boissons alcoolisées. Quand il était enfant, il faisait souvent en voiture le parcours de la maison jusqu´au ferry que son père prenait pour aller travailler de l´autre côté de la Mersey. Ils étaient d´ordinaire très joyeusement salués en chemin par un voisin- un avocat- auquel le père de Malcolm ne répondait jamais. Interrogé un jour par son fils sur son indifférence à l´égard dudit voisin, il a rétorqué que l´homme était un ivrogne incorrigible. La révolte de Malcolm Lowry contre le puritanisme paternel se traduit par cette expression exprimée par le narrateur : «Il ignorait que ce jour-là j´avais décidé de me convertir en ivrogne quand je serais plus grand».
Si l´on tient compte du fait que sa mère était une figure plutôt fragile et qu´il a vécu- tout comme ses frères- dans un internat dès l´âge de sept ans jusqu´à la fin de l´adolescence, on peut comprendre qu´au long de sa vie Malcolm Lowry ait toujours cherché chez d´autres la tendresse et l´affection qui lui auraient manqué dans son enfance, soit sous la forme d´un père de substitution –un rôle qui aurait été joué par l´écrivain américain Conrad Aiken- soit en dénichant chez ses deux femmes -Jan Gabrial et Margerie- des caractéristiques qui auraient pu combler le manque d´amour maternel qui l´avait tourmenté.
Conrad Aiken a été pour Malcolm Lowry une espèce de tuteur littéraire. Malcolm Lowry avait tellement aimé Blue Voyage qu´il a même proféré un jour sur le livre de son ami une de ces assertions fantasques que seul un homme d´esprit sait enfanter : «J´ai tant aimé Blue Voyage que je l´ai sûrement écrit moi-même dans une autre vie».
S´il vouait une admiration sans bornes à l´égard de Conrad Aiken- à qui la postérité a réservé une réputation bien plus modeste que celle dont bénéficie aujourd´hui son poulain Lowry- celui-ci n´était pas le seul écrivain dont les livres l´aient ébloui. Dans la galerie des inconditionnels de Lowry figurait aussi par exemple l´écrivain norvégien Nordahl Grieg auteur de Le navire poursuit sa route(2). Ces deux livres- celui de Grieg et celui de Aiken –ont indiscutablement inspiré le premier roman de Lowry –Ultramarine. La parution de ce premier roman en 1933 a été précédée d´une mésaventure qui aurait pu empêcher qu´il eût vu le jour. Il a en effet été volé de l´automobile de Ian Persons un des éditeurs de Chatto and Windus qui devait le publier. La négligence de Lowry fit qu´il n´eût gardé aucune copie du roman. Heureusement, son ami Martin Case qui avait aidé Lowry à taper le roman à la machine en a récupéré quelques brouillons qui ont permis sa réécriture. Le roman a fini par paraître chez un autre éditeur, Jonathan Cape.
Si Ultramarine- aussi bien que ses poèmes et tous les livres parus après sa mort(3)- est un titre important dans l´œuvre de Malcolm Lowry, son chef-d´œuvre et donc le livre qui l´a rendu célèbre n´est autre, on le sait, que Under the Volcano(4).
Ce n´est pas- loin s´en faut, d´ailleurs- un livre d´accès facile. Même ceux pour qui Under the Volcano est devenu une sorte de livre- culte reconnaissent qu´il leur a fallu une certaine dose de persévérance pour se laisser enivrer par le souffle poétique et le langage baroque et torrentiel d´un livre somptueux.
L´intrigue n´est pas particulièrement difficile à saisir. Geoffrey Firmin, un ex-consul et un ex-mari, homme ruiné et plongé dans l´alcool est en train de vivre le dernier jour de sa vie dans la ville de Cuaunahuac dont les caractéristiques la rapprochent à s´y méprendre de la ville réelle de Cuernavaca au Mexique. Le retour de son ex-femme -Yvonne- signale le début d´une succession d´événements qui aboutiront à la mort de Geoffrey Firmin, tué par un groupe de para -militaires fascistes et jeté dans un ravin avec le cadavre d´un chien. Quant à Yvonne, elle meurt aussi foudroyée par l´orage.
Le roman est plein de connotations symboliques à commencer par le fait que l´intrigue se déroule le 2 novembre, le jour des Morts. La culpabilité, le péché originel, les cercles de l´enfer et la roue de la vie sont des allusions que l´on voit souvent apparaître sous la plume de tous ceux qui se sont déjà penchés sur cette œuvre majeure publiée en 1947. Mais une des plus grandes réussites de ce roman consiste dans le caractère novateur de son langage, ses connexions symboliques, la constance du ton. On ne peut pas oublier que Lowry était aussi un poète et que la langue d´un poète est plutôt subjective. Ce n´est pas le seul exemple d´ailleurs où le style,j´oserais dire, subjectivement poétique d´un écrivain imprègne une de ses œuvres de fiction. En 1966, un grand poète cubain, José Lezama Lima –que j´ai évoqué ici en janvier 2008-écrivait lui aussi un grand roman -Paradiso- aux caractéristiques certes tout à fait différentes du roman de Malcolm Lowry mais dont le style éblouissait également et rendait l´accès du lecteur très difficile dans un premier temps. C´était aussi un langage baroque comme celui que l´on attribue d´ordinaire à Under the Volcano. Le Mexique de l´intrigue de Malcolm Lowry est d´ailleurs un des exemples les plus achevés de la culture baroque. Ce Mexique, catholique et païen à la fois, si bien décrit par Octavio Paz dans son magnifique essai El laberinto de la soledad,(5) enfin ce Mexique dont les écrits baroques remontent à Sor Juana Inés de la Cruz et à Don Carlos de Sigüenza y Góngora…
Dans l´introduction à l´édition anglaise de 2000 chez Penguin Books, Michael Schmidt (Directeur de la Writing School de la Manchester Metropolitan University) affirme que le style est aussi complexe que les caractéristiques du personnage principal, Geoffrey Firmin. C´est sans doute vrai d´autant plus que le consul est un personnage assez mystérieux qui, entre autres aspects plus ou moins bizarres, essaye d´écrire un livre sur l´ésotérisme faisant ainsi penser à la réalité comme une apparence, une vérité cachée qui ne serait accessible qu´aux initiés. Une des clés possibles pour la compréhension de l´œuvre serait aussi d´après certains critiques que les quatre principaux personnages soient des variations d´un seul personnage qui synthétiserait les obsessions de l´auteur. Quand une œuvre suscite un énorme intérêt, comme ce fut le cas pour Under the Volcano, les théories ne manquent pas…
Malcolm Lowry s´est éteint le 27 juin 1957, mais les causes de sa mort restent encore à ce jour obscures. L´acte de décès faisait état de mort accidentelle, mais certaines versions évoquent la possibilité qu´il eût été occis par sa femme Margerie qu´il aurait menacé au préalable d´assassiner. Malcolm Lowry était, ce jour-là, en état assez profond d´ébriété. Quoiqu´il en soit, Margerie n´étant plus, la vérité nous l´ignorerons à jamais…
Nous les lecteurs, ce que nous n´ignorons sans doute pas c´est que Under the Volcano est indiscutablement un des romans les plus importants du vingtième siècle.


(1)Malcolm Lowry- a biography, de Douglas Day chez Oxford University Press et Pursued by furies: a life of Malcolm Lowry, de Gordon Bowker chez Faber Finds.

(2) Traduction française chez Les Fondeurs de Briques.

(3)Selected Letters of Malcolm Lowry(1965);Selected Poems of Malcolm Lowry(1962);Hear Us O Lord from Heaven The Dwelling Place(1961); Lunar Caustic(1963); Dark as the Grave Wherein my Friend is Laid(1968);October Ferry to Gabriola(1970); Malcolm Lowry: Psalms and Songs(1975).

(4)John Huston en a fait une adaptation cinématographique en 1984.

(5) Traduction française : Le labyrinthe de la solitude, chez Gallimard.

P.S- En français la plupart des livres de Malcolm Lowry sont traduits notamment chez Gallimard, Grasset et Le Seuil.
Quant à Under the Volcano, il est disponible sous deux noms différents : Sous le Volcan (collection Cahiers Rouges, Grasset) et Au-dessous du Volcan (collection Folio, Gallimard).