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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 16 décembre 2007

Günter Grass: Pelures d´oignon ou la mémoire qui dérange


Le 12 août 2006, le monde littéraire fut frappé de stupeur : Günter Grass, prix Nobel de littérature 1999, conscience morale de l´Allemagne, faisait, dans une interview au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung, un aveu dérangeant. Lui, intellectuel probe et jouissant d´une énorme respectabilité de par le monde, avait fait partie, à l´âge de dix-sept ans, de la redoutable Waffen S.S ! Ces affirmations confiées à Frank Schirrmacher, journaliste vedette du quotidien conservateur, étaient le prélude à la parution de son autobiographie Pelures d´oignon que, face au tollé suscité par l´entretien, l´éditeur Steidl a avancée de deux semaines. En trois jours, les cent trente mille exemplaires de ce premier tirage étaient épuisés. Les débats ont été assez vifs un peu partout, soit en Allemagne, soit à l´étranger. L´Allemagne était, semble-t-il, de retour à ses vieux démons.
Ils ont été, cela va sans dire, assez nombreux ceux qui en ont profité pour tirer à boulets rouges sur quelqu´un qu´ils trouvaient insupportable, certains allant jusqu´à proposer que l´Académie Nobel lui retire le prix octroyé en 1999. Un des critiques les plus acharnés de Grass fut l´historien Joachim Fest(décédé entre-temps), auteur d´une biographie sur Hitler et d´une autobiographie intitulée Ich nicht(Moi pas) et qui s´est toujours opposé à la virulence de Günter Grass à l´égard de ses compatriotes. Il y eut quand même des voix en Allemagne et ailleurs pour défendre Günter Grass, dont José Saramago, Vargas Llosa, John Berger, John Irving ou Juan Goytisolo entre autres. Quoi qu´il en soit, ce qui a laissé les gens perplexes, ce n´est pas tant le fait qu´il ait appartenu aux Waffen S.S (il a déclaré qu´il y a été incorporé un an après qu´il se fut porté volontaire pour une autre unité, les U-Boote, unité de sous-marins), mais qu´il l´ait tu pendant soixante ans alors qu´il s´érigeait en conscience critique et accusait ses compatriotes de n´avoir pas fait leur travail de deuil devant la mémoire du nazisme. Sans oublier, bien entendu, que toute son œuvre repose sur la dénonciation de la complicité ou le mutisme des Allemands devant la barbarie nazie.
Quoique Günter Grass eût dit dans l´entretien cité plus haut que c´est la honte qui l´avait empêché de parler plus tôt et que, malgré tout, il n´a jamais joué-il n´avait alors que dix-sept ans- un rôle actif dans l´unité d´élite allemande (il n´a pas tiré un seul coup de revolver), on s´interroge toujours sur les raisons de son long mutisme.
Dans un essai fort intéressant paru dans le numéro 144(mars -avril 2007) de la revue Le Débat, Thomas Serrier, professeur à l´Université européenne Viadrina à Francfort-sur-l´Oder, réfléchit sur les raisons du silence prolongé de Grass. Il n´y a pas de conclusions tranchantes sur le sujet, mais certaines possibilités sont admises pour que la confession n´eût surgi que maintenant, comme, entre autres, une détente générale dans le rapport au passé allemand. En effet, malgré le tollé suscité par ses déclarations, le scandale aurait été plus fort si Grass avait fait ses aveux, par exemple, avant la chute du mur de Berlin, au temps de la guerre froide, où l´Allemagne n´était pas unifiée. En plus, on ne peut passer sous silence –et l´on épouse là une autre réflexion de Thomas Serrier-le fait que Grass est né en 1927 à Dantzig, aujourd´hui Gdansk en Pologne, et qu´il a été le symbole vivant de la réconciliation germano –polonaise. Je vous rappelle que le maire de Gdansk a même voulu ériger une statue de l´écrivain lors de son soixante-quinzième anniversaire en 2002 et qu´il fut nommé citoyen honoraire de la ville. Malgré la déception des Polonais en apprenant que Grass- quoique sans y avoir pris une part active- a appartenu à Waffen S.S, eût-on imaginé ce qu´il en serait advenu si l´aveu de la honte avait été produit avant 1989, par exemple, au moment où Solidarité consolidait son pouvoir contre l´État communiste polonais ?
Il est un dernier aspect –que vous trouverez peut-être peu significatif- à mettre au crédit de Günter Grass : contrairement à d´autres personnages, dans ce cas-ci, c´est l´auteur lui-même, quoique tardivement, qui a décidé de parler. Eût-il décidé de garder toujours le silence là-dessus, et aujourd´hui on ignorerait probablement encore cet épisode de la vie de l´écrivain qu´il a mis sous le boisseau soixante années durant.
De toute façon, malgré la polémique que l´on sait, si vous attendez impatiemment la traduction française de l´autobiographie de Günter Grass (Pelures d´oignon), à paraître le 11 octobre aux éditions du Seuil, pour y dénicher des descriptions extraordinaires sur l´ incorporation de l´auteur dans les Waffen S.S, détrompez-vous : l´espace qu´il y consacre est plutôt réduit et la presse en a déjà pratiquement fourni tous les détails. Grass s´interroge quand même sur les raisons de l´indifférence vis –à- vis de certains signes qui auraient dû le faire réfléchir sur le bien-fondé de la propagande nazie. Déjà auparavant, dans un entretien, il avouait le désarroi provoqué par la disparition d´un camarade de classe, fils d´un opposant du régime. Pourtant, quand il raconte que, à l´âge de onze ans,à Dantzig et ailleurs, des synagogues brûlaient et des affaires tenues par des Juifs étaient détruites,il reconnaît qu´il assistait à tout cela en spectateur curieux. D´autre part, quand, à la fin de la guerre, prisonnier des Alliés qui en avaient fini avec le Troisième Reich, il tombe sur les premières photos sur les camps d´extermination, montrées par des soldats américains, lui et ses camarades crient à la propagande alliée. En fait, la réaction de Grass n´est pas à proprement parler très différente de celle qu´ont éprouvée la plupart des Allemands au sortir de la guerre. D´autant plus que, malgré les photos et les procès de Nuremberg qui ont eu lieu par la suite, les témoignages des survivants n´étaient pas aussi nombreux que ça. L´indicible a paralysé les survivants de l´Holocauste qui, pour la plupart, n´ont commencé à raconter leur expérience que bien plus tard. Günter Grass a au moins le mérite de reconnaître que son âge n´était pas une excuse pour son attitude un tant soit peu indifférente. Quoi qu´il en soit, Pelures d´oignon- littérairement, un cran en dessous, il est vrai, des meilleures œuvres de l´auteur- est néanmoins un document exceptionnel sur un écrivain hors de pair qui a joué un rôle primordial dans la littérature allemande et européenne de la deuxième moitié du vingtième siècle. L´enfance d´un garçon pauvre qui avait douze ans lorsque la guerre a éclaté, les années d´apprentissage à Paris après la guerre ( où il a retrouvé un certain Paul Antschel, connu en pays littéraire sous le nom de Paul Celan, poète roumain juif de langue allemande dont la famille avait péri dans les camps d´extermination) et la consécration d´une œuvre littéraire, tout est raconté avec un talent auquel Grass nous a déjà habitués depuis son premier grand succès en 1959, Le Tambour.
Après avoir lu ce livre, plusieurs zones d´ombre subsistent, peut-être, dans le passé de Günter Grass. Pourtant, on a tout lieu de s´interroger : y a-t-il quelqu´un- surtout parmi ceux qui ont connu la guerre ou vécu sous une dictature- qui n´ait pas la moindre zone d´ombre- quelle qu´elle soit- dans son passé ? Qu´il jette alors la première pierre…

P.S-À lire sur Pelures d´oignon, l´article de Timothy Garton Ash dans le numéro 13(volume 54) du 16 août 2007 de l´excellent journal américain The New York Review of Books

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