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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 14 décembre 2007

Chroniques de novembre 2007

La stratégie des antilopes de Jean Hatzfeld



Avant avril 1994 et les nouvelles d´un génocide en cours, très peu de gens au monde auraient entendu parler d´un petit pays africain qui répondait au nom de Rwanda. Faisant frontière avec le Congo, la Tanzanie, l´Ouganda et le Burundi, ce pays a été une colonie allemande avant la première guerre mondiale. À la suite des accords de Versailles, l´Allemagne –la grande perdante du conflit- se vit retirer toutes ses colonies en Afrique. Le Rwanda fut placé sous mandat belge (tout comme le voisin Burundi) depuis 1921 jusqu´à l´indépendance en 1962 et, à l´instar de beaucoup d´autres territoires en Afrique, a toujours été le terrain de conflits fratricides entre les deux ethnies du pays : Les Hutus et les Tutsis. Dès 1931, on a introduit des cartes d´identité mentionnant l´ethnie de chaque citoyen et en 1959, à la suite du décès mystérieux du dernier grand roi tutsi Mutara Rudahigwa, des révoltes paysannes hutues ont provoqué l´exode de quelques milliers de Tutsis. Mais, ce n´est à vrai dire qu´en 1994- et après, malheureusement, le fait accompli- que la triste réalité rwandaise a défrayé la chronique. La violence génocidaire s´est déclenchée après le meurtre-en des circonstances non éclaircies jusqu´à ce jour- du président hutu Juvénal Habyarimana. Des milliers de Tutsis sont tués devant la passivité de la communauté internationale. Le nouveau régime rwandais du président Paul Kagame accuse encore aujourd´hui la France et les Casques bleus français installés dans la région de n´avoir rien fait pour empêcher la barbarie et même d´avoir été complices des milices hutues.
Entre-temps, des films ont été tournés et des livres ont été publiés sur le génocide rwandais. Quand on parle de livres, il nous vient automatiquement à l´esprit le nom de Jean Hatzfeld. Journaliste au quotidien Libération, il a été un des premiers à dénoncer la barbarie sévissant dans cette région reculée des marais africains. Ce qui a rendu ses livres aussi poignants c´est que Hatzfeld s´est toujours employé à donner la voix aux protagonistes et aux victimes du génocide*. Ses interventions dans les récits se limitent à la description d´un paysage, de certains gestes, d´une ambiance. Dans son premier récit sur l´affaire, Dans le nu de la vie (2001), il a fait parler les victimes de la barbarie, dans le deuxième, Une saison de machettes (2003) c´est le moment d´écouter les assassins que Hatzfeld a interviewés en prison et finalement dans le troisième, paru le 23 août, on raconte le quotidien des rescapés et des meurtriers après que ceux-ci eurent été libérés. Comment parviennent-ils à vivre ensemble ? Comment un rescapé, quelqu´un qui a vu mourir un ou plusieurs de ses proches peut-il regarder en face, chaque jour,son voisin qui a participé aux massacres ? Les sentiments sont encore souvent à fleur de peau, comme on le constate dans le témoignage de Berthe Mwanankabandi : «À quoi bon chercher des circonstances atténuantes à des gens qui ont coupé à la machette tous les jours, même le dimanche ? Que peut-on atténuer ? Le nombre de victimes ? La manière de couper ? Les rires des tueurs ? Rendre justice serait tuer les tueurs.» Pourtant, au dernier moment, malgré la rancune- assez compréhensible, d´ailleurs- la raison refait surface : «Mais ça ressemblerait à un autre génocide, ce serait le chaos.» En plus, il faut reconstruire les maisons, les écoles, bref, la vie. Ce qui choque le plus c´est que, comme nous le rappelle encore Berthe, il n´y ait pas le moindre regret de la part de certains tueurs. D´autres, cependant, après l´inculpation et l´incarcération, essaient maintenant de renaître à la vie et reconnaissent leurs crimes, comme Alphonse Hitiyaremye : «Quand je suis sorti, je me suis senti peureux de regarder un rescapé. Le temps me donne du courage, j´ose approcher d´eux et je sens quelque chose de plus humain dans le regret de ce que j´ai fait.»Ou encore comme Fulgence Bunani : «Je ne pense pas aux expéditions, pas beaucoup aux gens que j´ai tués. Je pense surtout à mon état sauvage d´alors. C´est ce qui me bouscule souvent. Les gens ont un penchant naturel vers la méchanceté qu´ils ignorent. S´ils sont un peu poussés par une gouvernance terrible, s´ils craignent les militaires, s´ils entendent des chantages, ils peuvent vite basculer. Ils se montrent sauvages sans se voir sauvages.» La réconciliation est très difficile, nombre de rescapés ne pouvant oublier facilement les tourments de la fuite et la perte de leurs proches. En plus, subsiste toujours la crainte qu´un jour un nouveau génocide puisse survenir. Il y a quand même des raisons d´espérer. Une lueur d´espoir pointe à l´horizon quand on assiste au mariage de Pio, libéré du pénitencier de Rilima, et Josiane, rescapée du génocide.
On ne peut que rendre hommage à Jean Hatzfeld pour la façon sincère, poignante et humaine dont il évoque le quotidien d´un peuple aussi meurtri et qui a besoin de renaître à la vie.
  • Jean Hatzfeld a également consacré deux livres au génocide de l´ex-Yougoslavie comme L´air de la guerre (1994) et La guerre au bord du fleuve (1999) chez L´Olivier et repris en poche dans la collection Points du Seuil. Le Seuil est aussi l´éditeur de ses livres sur le Rwanda.


Charles-Albert Cingria
Quand en août 2006, dans l´article consacré à l´écrivain italien Alberto Savinio, je regrettais dans ces mêmes colonnes que le mot dilettante eût pris, surtout en français, un sens plutôt péjoratif alors qu´à l´origine il renvoyait à un goût très vif pour un art auquel on s´adonne avec plaisir, j´ai beaucoup pensé aussi à Charles- Albert Cingria.
Auteur d´une œuvre inclassable, tenant, à la fois, de l´érudition et de l´humour, celui qui disait qu´il valait mieux s´exprimer gauchement avec lyrisme que platement avec purisme, est né à Genève en 1883 d´une mère polono- picarde (une Stryjenska) et d´un père turc –yougoslave qui s´est paisiblement installé sur les bords du lac Léman après avoir fait fortune à Constantinople. Jeunot à l´esprit alerte et pétillant, Charles-Albert était fasciné par les moindres détails, on dirait même qu´il est parvenu, plus tard dans son œuvre, à ériger le détail au degré de civilisation. Néanmoins, le détail, il ne le concevait pas dans la perspective minimaliste de son compatriote d´expression allemande Robert Walser. Le détail était le fruit de l´intérêt qu´il portait à tout ce qui bougeait. Il évoquait avec la même aisance un faisan, un saule, une promenade à bicyclette, Pétrarque ou l´époque mérovingienne.
Les premiers écrits de Cingria sont apparus vers 1904 dans de petites gazettes et revues littéraires au tirage limité. La voie latine semble être la première publication où il ait collaboré avec de petits textes divers et des articles sur Pétrarque, parfois sous le pseudonyme de A.D. Aiguebessies. Cependant,vers 1910, des conflits entre les deux frères Cingria(Charles-Albert et Alexandre)et Robert de Traz ont signé l´arrêt de mort d´une revue qui fut bientôt remplacée par La voix clémentine. Cette revue dont seuls trois ou quatre numéros ont paru était dirigée par Charles-Albert Cingria lui-même. Ce fut l´unique fois dans sa vie où il ait assumé le rôle de directeur d´une publication. Avant de partir à Paris, où il a logé au 59 rue Bonaparte, près de la place Saint-Sulpice - la vie trop provinciale de la paisible Suisse ne pouvant que l´étouffer-il a encore écrit des articles pour la Gazette de Lausanne, fréquenté Ramuz et connu Stravinsky dont il est devenu ami. Dans la ville lumière, il a de tout temps ou quasiment mené une vie vagabonde et clochardisée quoiqu´il eût côtoyé de grands noms de la littérature et de l´art français et internationaux. C´est Jean Paulhan qui l´a découvert et l´a invité à écrire pour la Nouvelle Revue Française, contre l´avis d´André Gide qui a renâclé devant cet inconnu : «Qui est ce Cingria ?Dois-je le connaître ?»
Voyageant beaucoup, un peu à la manière de Valery Larbaud ou de Raymond Roussel, les impressions qu´il ramenait de ses séjours à l´étranger étaient pourtant à tout le moins extravagantes : à Gênes, il vante la délicieuse crasse, à Florence, il loue une voiture où il se permet d´empaqueter, sur la banquette arrière, vingt-cinq kilos de thon, au cas où il aurait faim !
Il passait l´hiver dans les bibliothèques, l´été dans les bordels et avait le goût des petits garçons. Il est mort, inconnu du grand public, en 1954.
Malgré le labeur de Jean Paulhan puis, à la mort de celui-ci, les efforts de Jacques Réda, l´œuvre de Charles-Albert Cingria peine à sortir des limbes. Elle est connue d´un nombre fidèle mais néanmoins réduit de lecteurs.
Aux éditions Gallimard, trois livres sont disponibles : Bois sec, bois vert, un recueil de proses entre érudition et promenades en liberté, dans un tourbillon d´images piquées au vif (collection L´Imaginaire), La grande Ourse, des impressions sur les sujets les plus divers que l´on pourrait prendre pour des bribes d´une autobiographie imaginaire (collection blanche) et Érudition et liberté, qui n´est pas à proprement parler un livre de l´auteur,ce sont les actes d´un colloque qui s´est tenu en 1997 à l´Université de Lausanne. La plupart de ses écrits sont pourtant publiés en Suisse par les éditions L´Âge d´Homme, rassemblant en une quinzaine de tomes ses œuvres complètes dont Les Autobiographies de Brunon Pomposo,La civilisation de Saint-Gall, Florides helvètes ou La reine Berthe et sa famille, qui sont quelques-uns de ses livres les plus importants. De temps en temps, surgissent des inédits de l´auteur, que l´on croyait perdus, Cingria se souciant très peu, au début, de garder des feuillets qu´il livrait aux journaux et revues auxquels il collaborait.
En attendant que l´œuvre de Charles-Albert Cingria soit enfin pleinement reconnue un jour, gardons de lui, comme nous y a invité dès 1955 André Pieyre de Mandiargues*l´image comprise «entre le beau dessin que fit de lui Modigliani en 1917(avec la farouche orthographe Cinghria) et les portraits extraordinairement aigus, granitiques, que l´on doit à Jean Dubuffet».
*Ces paroles de Mandiargues, auteur que j´ai évoqué dans les chroniques de janvier 2006, sont retirées d´un article écrit pour la Nouvelle Revue Française,D´écureuils et de foudre, repris dans Le Belvédère(collection Les Cahiers Rouges, Grasset, avril 1990).


Cochon d´Allemand de Knud Romer


Le petit éditeur canadien Les Allusifs qui peut se piquer de présenter un catalogue d´auteurs triés sur le volet a parié, lors de cette rentrée française 2007, sur un écrivain danois que le public français ignorait et dont le livre, au titre un tant soit peu bizarre de Cochon d´Allemand, a été fort primé au Danemark. L´auteur, Knud Romer, est né en 1960 et a étudié la littérature comparée, s´étant spécialisé en histoire des mentalités et théorie de la fiction. Il a également exercé le métier de concepteur –rédacteur pour des agences publicitaires et dirigé des campagnes de publicité pour lesquelles il s´est vu décerner plusieurs prix dont le Lion Direct à Cannes. Mais un des aspects les plus curieux de sa biographie c´est sa participation en tant qu´interprète dans les films Les Idiots de Lars von Trier et Allegro de Christoffer Boe. Il a également publié des essais sur des sujets aussi originaux que les pastilles de menthe et le suicide autoérotique.
Le roman Cochon d´Allemand est autobiographique et nous ramène aux racines de l´auteur dont la famille maternelle était allemande, une famille taraudée par le malheur, on dirait même une sorte de malédiction : une grand-mère défigurée par une explosion ou un oncle qui perd la raison après la bataille de Stalingrad, entre autres fatalités. Côté paternel-la branche danoise de la famille- on croise l´histoire d´un grand-père qui se jetait à corps perdu sur des projets qui se soldaient toujours par des échecs cuisants. Le narrateur, qui se confond-on l´a vu- avec l´auteur est donc né en 1960 dans la ville de Nykobing Falster, une ville«si petite qu´elle se termine avant même d´avoir commencé. Quand on est dedans, on ne peut pas en sortir, et quand on est dehors, on ne peut pas y entrer. Dans les deux cas, on se retrouve du mauvais côté, et la seule preuve de son existence est l´odeur qui imprègne les vêtements : en été ça sent les engrais, en hiver la betterave à sucre.»(page116)
Le jeune Knud n´est pourtant pas un enfant comme les autres dans cette paisible ville de Nykobing Falster. Il est le «cochon d´Allemand» et ce parce qu´il est fils d´une femme ressortissante d´un pays que les habitants de la ville tiennent en horreur puisque, il n´y avait pas si longtemps, lors de la seconde guerre mondiale, il avait envahi le leur. Peu importe que la dame en question ait été une héroïque résistante qui s´était énergiquement colletée, en tant que militante communiste, contre le régime hitlérien. On la traite de nazie parce qu´elle est allemande. Toutes les occasions sont bonnes pour faire subir toutes sortes d´humiliations à cette femme et à son fils : on les pousse vers la fin de la queue au marché, on leur tourne le dos, on les insulte. Ils étaient presque mis en quarantaine : «Nous vivions dans la solitude, séparés du monde entier, mes parents n´avaient pas d´amis, pas de connaissances, ne fréquentaient personne.»(page118) À l´école, Knud était le souffre-douleur. Quand la sonnerie tintait pour la sortie des cours, c´était pour lui le début des ennuis. Ses amis le bousculaient et lui crachaient dessus. Les professeurs et surtout les vigilants semblaient invisibles devant le calvaire qu´on lui faisait subir.
Malgré toutes les humiliations et la cruauté des enfants et des adultes, la mère reste fidèle à ses traditions allemandes et le petit Knud découvre les douceurs de l´enfance. L´attitude de Knud et de sa mère prouve qu´il y a toujours des manières tolérantes et intelligentes, aussi difficiles soient-elles, de combattre la bêtise.
Knud Romer a réussi, avec un rare doigté, à nous faire la chronique de sa famille et de son enfance d´où l´humour- nonobstant les moments douloureux qui y sont racontés- n´est pas absent.
Cochon d´Allemand est décidément un des livres les plus intéressants de la rentrée 2007.

 
Susan Sontag
Le 29 décembre 2004, on apprenait la disparition, la veille, d´une des voix les plus brillantes de la littérature et de la vie civique américaines. Susan Sontag était non seulement une admirable écrivaine mais aussi une figure d´intellectuel comme on en voit de moins en moins, une voix qui dérangeait le pouvoir. Elle s´est battue contre la guerre du Vietnam, plus récemment contre celle de l´Irak, contre la peine de mort, une honte pour la démocratie américaine, et contre les tortures d´Abou Ghraib dans un article publié en mai 2004, quelques mois avant sa mort. Dans les années quatre-vingt, on l´a beaucoup vue en ex-Yougoslavie, aux côtés, entre autres de son ami Juan Goytisolo, dénonçant la barbarie qui y sévissait. Néanmoins, une de ses prises de position les plus courageuses- étant donné que là-dessus elle allait à l´encontre de l´écrasante majorité de l´opinion publique américaine-elle l´a adoptée concernant la question israélo-palestinienne. Elle, qui était née au sein d´une famille juive polonaise, ne pouvait pourtant pas tolérer l´appui inconditionnel des Américains à la politique d´Israël. Elle ne pouvait tolérer que, au nom du droit de riposte et de la lutte légitime contre le terrorisme, on pût prendre des mesures à l´aveuglette sans distinguer le blé d´avec l´ivraie, c´est –à - dire, en faisant de tous les Palestiniens de potentiels terroristes. Ses articles lucides que l´on lisait régulièrement, surtout dans la New York Review of Books, à laquelle elle a collaboré dès sa fondation, nous manquent énormément.
Susan Sontag est née le 16 janvier 1933, on l´a vu plus haut, dans une famille juive polonaise, à New York. Sa mère était institutrice et son père, Susan l´a très peu fréquenté, puisqu´il est mort en Chine quand elle n´avait que cinq ans. Il était négociant de fourrures. Susan a été une enfant précoce, tant et si bien que, à l´âge de trois ans, elle savait déjà lire et à six ans elle aurait lu une biographie de Madame Curie et découvert Les Misérables de Victor Hugo, ceci à en croire la plupart de ses biographes. À 12 ans, en feuilletant dans une librairie de New York, un livre sur les camps de concentration, elle s´est éveillée à la problématique de l´Holocauste. Le choc des photos l´a curieusement poussée à s´interroger sur la puissance des images et aurait été à l´origine de sa passion pour la photographie. Une passion à laquelle elle a consacré des essais et des livres comme Sur la photographie et Devant la douleur des autres.(1). Dans le huitième chapitre de ce dernier ouvrage, elle a écrit des phrases assez éclairées sur la défection morale des gens devant les atrocités humaines, de plus en plus difficile à tolérer : « Il existe aujourd´hui un immense répertoire d´images qui rendent plus difficile de persister dans la défection morale. Laissons les images atroces nous hanter. Même si elles ne sont que des emblèmes, qui ne peuvent rendre compte de toute la réalité à laquelle elles renvoient, elles n´en accomplissent pas moins une fonction vitale.» La photographie dans l´univers de Susan Sontag, est également liée à sa vie sentimentale et à sa passion pour la photographe Anne Leibovitz. Leur liaison a duré de la fin des années quatre-vingt jusqu´à la mort de Susan en 2004. Ce fut la deuxième grande passion de sa vie, la première ayant été le coup de foudre à l´âge de dix-sept ans pour son professeur Philip Rieff, qu´elle a épousé et dont elle a eu un enfant, David.
L´œuvre de Susan Sontag est relativement vaste et traduit le savoir et l´érudition d´une femme anticonformiste qui n´a jamais pu s´empêcher de réfléchir sur la condition humaine. Sa bibliothèque, riche de plus de vingt-cinq mille volumes, était le reflet de son intérêt pour nombre d´écrivains de toutes les latitudes. Dans son dernier livre, publié à titre posthume cette année et naturellement inédit en français, intitulé At the same time(2) on peut lire des écrits sur des sujets aussi divers que la beauté, la correspondance entre Pasternak,Tsvetaïeva et Rilke, la polémique autour de l´affaire de l´intellectuel russe Viktor Serge, l´œuvre de l´écrivain islandais Halldór Laxness(prix Nobel de littérature en 1955), enfin sur la torture, la liberté de parole et encore, inévitablement, la photographie. Mais si le gros de son œuvre est constitué par des essais, elle a aussi écrit des pièces de théâtre et quatre romans dont L´amant du volcan, une histoire qui commence au dix-huitième siècle en Sicile et En Amérique, sur l´émigration polonaise aux Etats-Unis et le milieu artistique, qui s´est vu attribuer le National Book Award en 1999 et qui fut porté à l´écran par le cinéaste d´origine polonaise Jerzy Skolimowski.
La clairvoyance, l´esprit critique et la droiture morale de Susan Sontag sont un exemple à suivre. Son témoignage et sa mémoire représentent l´honneur de la littérature américaine et internationale.
  1. Édités chez Christian Bourgois.
  2. At the same time(essays and speeches) Hamish and Hamilton, Londres 2007, préface de David Rieff(le fils de Susan Sontag)


Predrag Matvejevitch
Certains lecteurs le connaîtront surtout des articles et préfaces qu´il écrit pour les œuvres de Ivo Andric, mais toujours est-il que Predrag Matvejevitch est un des essayistes européens les plus brillants de notre temps. Ses analyses percutantes et ses réflexions lucides ne peuvent laisser personne indifférent.
De son propre aveu ethniquement impur, il est né à Mostar en ex-Yougoslavie, en 1932, d´un père russe- ukrainien et d´une mère croate et on peut le considérer à juste titre comme l´un des plus grands spécialistes des questions ayant trait à la dissidence dans les pays de l´Europe Orientale. Ecrivain de langue croate et professeur universitaire, il a enseigné la littérature française à Belgrade avant de devenir professeur invité à la Sorbonne. Aujourd´hui, il vit à Rome où il enseigne les littératures slaves à l´Université Sapienza.
Ayant grandi dans un pays-La Yougoslavie titiste- où la liberté de parole était surveillée (quoiqu´un peu moins, il est vrai, que dans les autres pays communistes), Predrag Matvejevitch s´est tôt intéressé aux œuvres de tous ceux qui ont été, à un moment ou un autre de leur vie, muselés par un système totalitaire. La plupart de ses livres traduisent on ne peut mieux un profond travail de recherche sur le combat de l´individu contre les chaînes qui l´empêchent de s´exprimer librement et contre la déportation et la torture dont certains ont été victimes.
Dans les années quatre-vingt, Entre aile et exil (Stock, 1995) et Epistolaire de l´autre Europe (Fayard 1993) retracent une histoire de la dissidence à travers l´évocation de certains intellectuels persécutés par les régimes communistes et la reproduction de lettres adressées par Matvejevitch lui-même à plusieurs personnalités et intellectuels est- européens.
Entre asile et exil est surtout un épistolaire russe où le point de départ est la persécution subie par la famille paternelle de l´auteur au goulag soviétique. Matvejevitch saisit cependant l´occasion pour évoquer d´autre figures russes comme Boulgakov, Chalamov, Brodsky et Nadejda Mandelstam (la femme d´Ossip Mandelstam), souvent sous forme de lettres, mais aussi d´autres écrivains de l´Est comme son compatriote Danilo Kis ou Karlo Steiner, un nom inconnu pour nombre de lecteurs ouest-européens. Karlo Steiner est un communiste, né au sein d´une famille juive de la banlieue viennoise, qui s´est réfugié en Yougoslavie et qui a été emprisonné en Russie en 1936, à la suite d´une rafle stalinienne. Il a passé vingt ans dans l´archipel du goulag, dans diverses contrées de Sibérie, où il a rencontré Vladimir Nikolaïevitch, un oncle de Matvejevitch. Steiner a pu échapper aux camps soviétiques grâce à l´intervention de Tito qui l´avait connu dans sa jeunesse et qui a demandé à Nikita Khrouchtchev de le rechercher. Steiner en a ramené un témoignage bouleversant : 7000 jours en Sibérie.
Epistolaire de l´autre Europe, version élargie de Entre asile et exil (ou c´est plutôt ce dernier, publié postérieurement, qui est une version abrégée du premier) est un livre sur la dissidence dans la plupart des pays est- européens où il est question de figures comme Sakharov, Soljenitsyne, Kundera ou Kadaré, entre autres.
La guerre en ex-Yougoslavie a elle aussi été l´objet, cela va sans dire, de l´analyse et des réflexions de Predrag Matvejevitch comme dans l´œuvre qu´il a écrite en collaboration avec Vidosav Stevanovic et Zlatko Dizdarevic Les Seigneurs de la guerre (L´Esprit des Péninsules, 1999) où l´on fait le portrait des dirigeants responsables de la tragédie yougoslave, à savoir Slobodan Milosevic, Franjo Tudjman et, quoique dans une moindre mesure, Alija Izetbegovic. Cette guerre, si elle est terminée sur les champs de batailles, se prolonge néanmoins dans les coulisses, puisque ses instigateurs sont toujours en liberté et se payent le luxe de se formaliser lorsqu´on les place devant la vérité. Ainsi un certain Mile Pesorda, écrivain originaire de Bosnie-Herzegovine, s´est-il indigné à la suite d´un article de Predrag Matvejevitch intitulé Nos talibans, publié en 2001 dans le journal Jutarnji List, où l´on citait des noms déjà mentionnés tant de fois un peu partout. Toujours est-il qu´en conséquence de la plainte déposée par Mile Pesorda, Predrag Matvejevitch fut condamné, en novembre 2005, à cinq mois de prison ferme avec deux ans de sursis par un tribunal de Zagreb.
Mais si la dissidence est au cœur de l´œuvre de Predrag Matvejevitch, l´auteur, à l´érudition fine et à l´argumentaire solide, a également écrit des livres sur l´une de ses grandes passions : La mer Méditerranée. Bréviaire méditerranéen (1992, Fayard), prix européen de l´essai Charles Veillon et prix du meilleur livre étranger (essai) et La Méditerranée et l´Europe (Stock, 1998, réédition Fayard 2005), des leçons données en français, au Collège de France, sont, à ce sujet, ses principaux ouvrages. À retenir également un autre livre important de l´auteur, L´autre Venise, paru en 2004, toujours chez Fayard.
Quelques heures avant d´écrire ces lignes, j´ai lu par hasard un article de Jorge Semprún qui rappelait des mots prononcés par Mario Vargas Llosa, à l´occasion de la remise du prix Romulo Gallegos en 1967 :«Il faut que nos sociétés sachent que la littérature est comme le feu, elle est synonyme de dissidence et rébellion et la raison d´être de l´écrivain est la contestation, la contradiction et la critique.» Ces mots, à la destination du public latino-américain de la fin des années soixante, pourraient être reproduits aujourd´hui dans toutes les latitudes. Et Predrag Matvejevitch ne pourrait décidément qu´y souscrire…

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