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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 14 décembre 2007

Chroniques de décembre 2007

À la guerre comme à la guerre de Tomi Ungerer


La France a tellement cultivé depuis des lustres la tradition d´un État fort et centralisé que l´on oublie d´ordinaire que c´est la diversité culturelle de ses régions qui a fait sa richesse.

Une des régions françaises les plus singulières, de par ses habitants et son histoire, est sans l´ombre d´un doute l´Alsace. Une région que, on le sait, la France a perdue en 1870 pour l´Allemagne à la suite de la débâcle dans la guerre franco-prussienne, qu´elle a récupérée en 1918 après la défaite allemande dans la première guerre mondiale et que l´humiliation promue par Pétain a jeté à nouveau dans les bras tudesques en 1940. En 1945, l´Alsace est enfin redevenue française.

Cette situation a, on le devine aisément, bousculé le quotidien des Alsaciens. Tiraillés entre les cultures française et allemande, ils avaient eux-mêmes leur dialecte que l´on ne parlait souvent qu´à la maison. Au gré des remous de l´histoire, ils ont dû apprendre à l´école soit le français soit l´allemand, la langue du vaincu étant vue d´un mauvais œil surtout en 1940 où le français fut purement et simplement éradiqué du système scolaire. Cette période est racontée d´une façon assez intéressante et même parfois amusante, malgré les difficultés éprouvées, dans le livre À la guerre comme à la guerre signé Tomi Ungerer, que nous avons découvert un de ces jours presque par hasard chez votre libraire préféré. D´après ce que l´on m´a appris par la suite, il s´agit d´un livre de lecture obligatoire au lycée français de Lisbonne, Charles Lepierre, et l´on ne peut que saluer ce choix.

L´auteur, Tomi Ungerer est né en 1931, donc citoyen français mais fils de parents nés du temps de l´occupation allemande. Son père est mort à Strasbourg alors que le petit Tomi n´avait que trois ans. Malgré ce malheur, entouré de l´affection de sa mère et de ses sœurs et frères aînés, Tomi garde des souvenirs plutôt heureux de sa prime enfance. Le premier grand basculement dans sa vie se produit en 1940 lorsque les troupes hitlériennes s´installent en Alsace. Les Juifs, ont été, bien entendu, les premiers à en souffrir : convoqués aux postes de police, on les autorisait à emporter une valise, deux mille francs et de la nourriture pour quatre jours, le port de bijoux étant interdit. La police française ferait plus tard le sale boulot de les arrêter et de les confier à la police allemande qui les déportait dans les camps de la mort. Le quotidien était marqué par toute une sorte de rites et de chansons à la gloire du Reich et du führer. Le jazz, l´art moderne, la bande dessinée étaient vus comme des manifestations culturelles pour dégénérés. À L´école et partout, le français est remplacé par l´allemand, le seul fait de dire«bonjour»peut impliquer un avertissement et, en cas de récidive, une amende de trois marks, voire l´emprisonnement. Pourtant, il y avait toujours quand même un moyen de s´en sortir grâce à l´intelligence et au savoir-faire. Ainsi la famille de Tomi Ungerer a-t-elle continué de parler le français à la maison. Une fois dénoncée et convoquée par la police, la mère de Tomi s´est tirée d´affaire en usant d´un argument que les autorités allemandes n´ont pu contredire« Oui, vous ne m´empêcherez pas, jamais, de parler le français ; et pourquoi ? Je vais vous le dire : si plus aucun Allemand ne parle le français, comment comptez-vous administrer la France après la grande victoire finale ?» Au jour le jour, les gens se ployaient apparemment aux diktats de l´administration allemande, mais en cachette, on obtenait, au fur et à mesure, de petites victoires, on résistait comme on pouvait, puisqu´il fallait toujours garder l´espoir.

La libération est enfin arrivée. Tomi (qui a dû se prénommer Hans pendant l´occupation allemande) est redevenu français et l´on ne voulait point entendre parler en Alsace des moindres détails qui pourraient rappeler la présence allemande. À l´école et un peu partout, le français a repris ses lettres de noblesse, non seulement parce que c´était évidemment la langue officielle du pays, mais aussi parce que, selon un slogan de l´époque : «c´est chic de parler français».
Tomi Ungerer- qui dans l´âge adulte est devenu dessinateur et a fait surtout carrière aux Etats-Unis –raconte dans ce livre autobiographique, plein de photos, d´images et de dessins de l´auteur que sa mère avait religieusement gardés, ses souvenirs d´enfance d´une manière tendre, sentimentale, souvent cocasse. Et ce parce que, malgré les drames quotidiens, c´est souvent l´humour qui nous sauve du désespoir. En plus, n´est-il pas aussi une forme de résistance ?


La vie est ainsi fête de Gérard Oberlé
 

Journal de lectures de Daniel Rondeau



La couverture nous le présente un cigare à la main. Ce n´est pas la même photo que l´on peut regarder chaque mois dans sa chronique du mensuel Lire où la fumée se dégage dans l´air et nous cache un peu son visage. Quoiqu´il en soit, le cigare à la main est devenu une image de marque de Gérard Oberlé. Je dois vous avouer que je considère le cigare- tout comme la pipe- un symbole de classe et de raffinement, moi qui n´ai jamais fumé, mais qui néanmoins ne puis plus supporter le fondamentalisme anti-tabagique. Mais si je parle de Gérard Oberlé, c´est parce que les éditions Grasset ont rassemblé ses délicieuses chroniques musicales de la station de radio France- Musique, des chroniques comprenant la période entre le 6 mars 2003 et le 1er juillet 2004. Gérard Oberlé avait déjà rassemblé des chroniques précédant celles-ci dans un volume paru en 2003 chez Flammarion intitulé La vie est un tango. Cette fois-ci, le titre est tout aussi suggestif, découlant d´un jeu de mots assez réussi : La vie est ainsi fête.
Le moins que l´on puisse dire c´est que le talent, l´érudition et l´art de vivre de Gérard Oberlé éclatent au grand jour dans ces chroniques où la musique n´est souvent qu´un prétexte pour évoquer aussi des paysages, des rêves, des situations burlesques, des anecdotes cocasses. On apprend, par exemple, en lisant ces chroniques, qu´un baronnet écossais du début du vingtième siècle s´est ingénié à dresser des dizaines de listes bizarres comme celles de personnalités qui ont été malheureuses en ménage, de suicidés renommés ou de personnes ayant exprimé des opinions défavorables sur Shakespeare. Ceci n´était que le point de départ pour que Gérard Oberlé nous raconte à son tour des histoires sur des personnalités victimes de morts violentes. On se régale aussi en apprenant que Mademoiselle de Maupin que l´on connaissait du roman de jeunesse de Théophile Gautier a bel et bien existé et se déguisait en homme pour séduire hommes et femmes. Un sosie de Napoléon, les extravagances d´un violoniste ou des histoires de vieilles perruques, tout y passe sous la plume enjouée et brillante de Gérard Oberlé. On s´amuse bien et l´on est en droit de penser que l´auteur lui-même s´en est sûrement donné à cœur joie en accouchant de ces chroniques.
Un autre livre de chroniques à ne pas rater est celui de Daniel Rondeau Journal de lectures chez l´éditeur marseillais Transbordeurs. Ce volume rassemble les chroniques littéraires que l´auteur a écrites pour l´hebdomadaire L´Express entre 1998 et 2006. On connaît la plume éclectique de Daniel Rondeau tant de ses essais et livres de voyage comme Mitterrand et nous, Camus ou les promesses de la vie, Tanger, Alexandrie, Istanbul que de quelques romans tels Les tambours du monde ou Dans la marche du temps. Fin 2006, ses souvenirs ont été à l´ordre du jour à travers l´inédit Les vignes de Berlin et la réédition de L´enthousiasme, tous les deux chez Grasset.
L´éclectisme de Daniel Rondeau est on ne peut plus évident dans ces chroniques. Sa culture érudite et assez vaste lui permet de maîtriser beaucoup de sujets et d´écrire sur des auteurs de toutes les latitudes. Il est à l´aise dans le roman classique aussi bien que dans le roman contemporain, dans les essais tout autant que dans la poésie, dans les biographies ainsi que dans le récit. Le livre- malgré le nombre de pages (autour de six cents)-peut se lire d´une traite ou petit à petit au gré de notre humeur à chaque instant, ou encore dans le désordre, le sommaire au début et l´index des auteurs à la fin nous aidant à nous y retrouver.
Le mérite de ce genre de chroniqueurs comme Gérard Oberlé ou Daniel Rondeau est celui de nourrir, chacun à sa guise, notre plaisir de la découverte et de nous prodiguer ainsi, de par leur érudition sans pédantisme, de prodigieux moments de bonheur.

Alabama song de Gilles Leroy


Si son premier roman,Habibi, publié en 1987 est passé relativement inaperçu, un autre roman, paru en 1999,Machines à sous a été couronné du prestigieux prix Valery Larbaud. Gilles Leroy n´était plus un écrivain inconnu quoique, malgré deux autres romans fort remarqués,L´amant russe (2002) et Champsecret(2005),il soit resté relativement discret.
Cet auteur, né en 1958 à Bagneux, a suivi un parcours classique en littérature : hypokhâgne et khâgne au lycée Lacanal, Deug de Lettres et Arts en 1977, enfin licence puis maîtrise de Lettres Modernes en 1979 avec un mémoire sur Henri Michaux. Il a bricolé un peu partout avant de devenir journaliste pendant quelques années. En 1996, il a décidé de réorienter sa vie, en quittant Paris et en s´installant à la campagne dans le Perche pour se consacrer entièrement à l´écriture. Pendant ce temps, il a aussi beaucoup voyagé et étudié seul les littératures américaine et japonaise.
En septembre, lors de la rentrée, Gilles Leroy est réapparu sur la scène littéraire avec un roman qui a figuré sur toutes les listes des principaux prix français : Alabama Song, chez Le Mercure de France. Ce titre anglais, Gilles Leroy l´a emprunté à Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Bertold Brecht et Kurt Weil, mais le cadre du roman est la vie de Zelda Fitzgerald, la célèbre épouse du non moins célèbre écrivain Scott Fitzgerald. Gilles Leroy s´est glissé dans la peau de Zelda et raconte son histoire, ses splendeurs et surtout ses misères, à la première personne. Rarement aura-t-on vu un auteur s´identifier tellement à son personnage et là on trouve une des plus grandes qualités de ce roman.
Au départ, tout les séparait : Zelda était issue d´une famille aisée du sud et Francis Scott venait d´un milieu modeste du nord du pays. Surnommée«la plus belle fille d´Alabama», Zelda était consciente de son ascendant sur les hommes. Les prétendants étaient, cela va sans dire, légion, mais Zelda aura apparemment eu le coup de foudre pour ce jeune lieutenant qui voulait devenir écrivain.Je dis aparemment parce que, au fait, c´était peut-être l´ambition, plutôt que l´amour, qui les unissait.Scott était un homme aux multiples talents,bien soigné, élégant et parlant, qui plus est, le français, un privilège qui lui avait permis de devenir lieutenant d´infanterie après ses classes à Princeton. Le père de Zelda, un juge de la vieille école, renâclait devant ce prétendant talentueux, certes, mais sans le sou. Toujours est-il que l´amour(ou, en l´occurrence, peut-être un simulacre d´amour) l´emporte d´ordinaire sur les résistances les plus coriaces et Zelda est devenue l´épouse de Francis Scott qui n´était pas encore le fameux romancier de Gatsby le magnifique ou Tendre est la nuit. Pourtant, tôt le couple, le succès de Scott aidant, est devenu la coqueluche du Tout- New York. Scott et Zelda sont partis en Europe, ils ont surtout vécu en France mais leur relation fut soudain on ne peut plus tendue. De couple légendaire et prometteur, ils sont passés, presque en un coup de vent, à un couple à problèmes. Les ennuis financiers s´amorçaient de plus belle et Zelda, qui avait sacrifié sa vie pour la carrière de son mari, a dû lutter pour exister. Elle a fini ses jours dans un asile psychiatrique où elle a péri dans un incendie.
D´un souffle rare, ce roman- raconté dans un va-et-vient entre passé et présent- mêle la fiction, donc des fragments imaginaires, et des éléments biographiques et nous restitue, dans toute sa splendeur, la légende d´un couple qui a fait jaser et qui, comme tous les couples légendaires, avait assis sa réputation et sa réussite sur un équilibre tellement instable que petit à petit tout a fini par s´effondrer…
Ce livre vient d´être couronné du prix Goncourt 2007.
P.S- Sur la relation entre Francis Scott Fitzgerald et Zelda, je vous suggère aussi la lecture du livre de Pietro Citati La mort du papillon qui vient de paraître aux éditions Gallimard.
Je vous signale en outre que deux autres livres que je vous ai suggérés dans les mois précédents viennent également d´être récompensés par des prix importants.Il s´agit de Ap-J.C de Vassilis Alexakis(Prix du roman de l´Académie Française) et La stratégie des antilopes de Jean Hatzfeld(Prix Médicis).


Johannes Urzidil
C´est en lisant une chronique de l´essayiste italien Claudio Magris que j´ai appris qu´il y avait eu un écrivain tchèque de langue allemande qui répondait au nom de Johannes Urzidil. Un auteur pratiquement inconnu des lecteurs plus jeunes et que les Tchèques n´ont redécouvert eux-mêmes qu´après la révolution de velours de 1989.
Johannes Urzidil est né en 1896 à Prague, fils d´un employé de bureau des chemins de fer, catholique allemand, et d´une dame juive, jeune veuve, qui avait eu sept enfants de son premier mariage. Malheureusement, le petit Johannes n´a pas trop connu sa mère puisque celle-ci allait finir par mourir alors qu´il n´avait que quatre ans, son père devant se remarier peu après avec une citoyenne tchèque. La situation sociale du jeune Johannes lui a causé quelques ennuis auprès de ses camarades de lycée plus aisés qui ne le voyaient pas d´un bon œil. Quoiqu´il en soit, Urzidil, qui a toujours étudié en des écoles allemandes, maîtrisait très bien le tchèque, ce qui peut nous paraître aujourd´hui on ne peut plus logique, mais ce n´était pas aussi évident que cela à l´époque chez les milieux germaniques de Prague. Ce bilinguisme et son caractère avenant lui ont ouvert pas mal de portes auprès des intellectuels tchèques. Avant la fin de ses études universitaires (langues slaves et germaniques et histoire de l´art) en 1914, il avait déjà publié des poèmes et des articles dans le journal Prager Tagblatt et s´était mis à fréquenter le café Arco où se réunissaient des noms qui allaient marquer de façon indélébile la littérature du vingtième siècle- surnommés par le dramaturge Karl Kraus les «arconautes»- comme Franz Kafka, Max Brod, Milena Jesenska, Franz Werfel, Egon Erwin Kisch entre autres, des auteurs dont certains s´exprimaient aussi, littérairement, en allemand. En outre, il s´est également lié d´amitié avec des peintres comme Jan Zrzavy, Emil Filla, Vaclav Spala et Josef Capek, frère de Karel Capek, le célèbre auteur de la Guerre des salamandres et inventeur du mot«robot».Entre 1922 et 1933, en concomitance avec sa carrière d´écrivain, il a été attaché de presse de l´ambassade allemande à Prague, mais ses prises de position critiques à l´égard du régime nazi et son mariage avec la fille du rabbin de Prague lui ont procuré pas mal d´inimitiés et en 1939 après des journées difficiles, où il a dû vivre caché en conséquence de l´invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes hitlériennes, il a pu enfin s´enfuir, d´abord en Italie, puis en Angleterre où il a travaillé au service du gouvernement tchèque en exil et finalement aux États-Unis. À New York, il a fréquenté les exilés tchèques, mais, se méfiant du nouveau régime communiste en place dans son pays, il n´a jamais envisagé la possibilité de rentrer chez soi après la fin de la seconde guerre mondiale. En 1970, il est mort soudainement lors d´un voyage à Rome.
Les œuvres de Johannes Urzidil en français sont disponibles chez Desjonquères, notamment La fuite de Kafka,La maison des neuf diables,Triptyque de Prague et Prague, la bien-aimée perdue. Le style-« calme, clair, jamais maniéré, jamais convulsif», selon les paroles de Max Brod -n´est pas novateur, il est, bien au contraire, de facture nettement classique. Selon Vaclav Richter de la radio tchèque,*«En lisant les livres de Urzidil, on a toujours la forte impression d´écouter les confidences d´un homme qui, bien qu´il soit un peu timide, n´en est pas moins sincère. Pour les Tchèques et les Allemands il restera un lien entre leurs cultures, homme qui avec sa plume cherchait la compréhension et chassait la haine». Quand on lit les écrits de Urzidil, il est un personnage qui n´est presque jamais absent : la ville de Prague. Ses ruelles,ses labyrinthes,ses églises, ses cafés littéraires,la fascination des palais et des monuments baroques, la rivalité entre les Tchèques et la minorité allemande, tout est décrit dans ses livres minutieusement et d´une façon indiscutablement talentueuse, surtout dans Le triptyque de Prague et Prague,la bien-aimée. En plus,la nature avait doté Urzidil d´une imagination prodigieuse. Dans La fuite de Kafka, un recueil de trois nouvelles, il imagine que Kafka- qu´il avait bien connu à Prague- n´était pas mort, aurait émigré en Amérique –comme le personnage de son roman Amerika ou le disparu, Karl Rossmann- et serait devenu jardinier à Long Island. Dans le livre de contes La maison des neuf diables, il réédite les histoires et les légendes de sa Bohême natale, mais revisitées par sa plume imaginative et vibrante. Il plonge aussi dans le passé récent en évoquant les aventures d´une servante tchèque sous la terreur nazie.
Ces dernières années, les Tchèques ont retiré des limbes cet auteur qui fait partie de leur patrimoine littéraire. Dans le village de Zadni Zvonkova, dans le massif de Sumava, que Urzidil visitait régulièrement, on a créé, grâce à une association portant son nom, une exposition permanente consacrée à l´auteur et à ses séjours dans la région.
Une façon sympathique et assez méritoire de rappeler l´œuvre d´un écrivain important venant d´un pays-la Tchéquie- qui ne cesse de nous fasciner.

*C´est grâce aux brillants articles de Vaclav Richter disponibles sur le site de la radio nationale tchèque (version en cinq langues, dont le français) que j´ai pu recueillir quelques informations complémentaires sur Johannes Urzidil.


 
J. Rodolfo Wilcock
Au-delà de la fascination qu´exerce toujours sur les lecteurs tout écrivain qui choisit d´écrire ses livres dans une langue qui n´est pas celle du pays où il est né, les écrits de J.Rodolfo Wilcock – écrivain argentin qui, à un moment de sa vie, a décidé d´écrire en italien-nous envoûtent en raison de l´étrangeté de son univers littéraire.
Né le 17 avril 1919 à Buenos Aires, Juan Rodolfo Wilcock était le fils d´un Anglais -comme son patronyme nous le laisse d´ailleurs supposer- et d´une Italienne. Il a étudié l´ingénierie civile et a travaillé un temps pour les chemins de fer argentins. Sa véritable passion était néanmoins la littérature et il a commencé à publier dès 1940 avec la parution, encore en espagnol, de Libro de poemas y canciones, qui lui a valu le prestigieux prix Martin Fierro. Cette consécration lui a permis de diriger successivement deux revues littéraires (Verde Memoria, puis Disco) et de se lier d´amitié avec les grands noms de la littérature de son pays comme Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares et sa femme Silvina Ocampo. C´est d´ailleurs avec ces deux derniers qu´il a effectué son premier voyage en Europe au début des années cinquante. Pour Wilcock c´était l´amorce d´une série de séjours plus ou moins longs qui l´ont notamment mené à Londres où il a travaillé comme traducteur et comme critique littéraire et musical du service sud-américain de la BBC, et en Italie où il a enseigné la littérature française et anglaise et collaboré à l´édition argentine du journal du Vatican, L´Osservatore Romano. Entre-temps, il a continué à écrire des livres, toujours en espagnol, et un court retour à Buenos Aires lui a permis de participer à quelques activités littéraires. Vers 1957, il s´est définitivement fixé en Italie où il a fréquenté Elsa Morante, Alberto Moravia et Roberto Calasso, a traduit en espagnol des livres d´auteurs de langues qu´il maîtrisait bien( comme l´anglais, le français, l´allemand et l´italien), a collaboré à différents journaux et revues et a commencé une riche carrière d´écrivain de langue italienne jusqu´à sa mort le 16 mars 1978. En 1979, l´État italien lui a octroyé post mortem la citoyenneté italienne qu´il avait demandée en 1975.
Interviewé un jour sur ses caractéristiques en tant qu´écrivain,J.Rodolfo Wilcock a répondu : « S´il fallait aider quelqu´un à comprendre ce que je suis en tant qu´écrivain, je mettrais en exergue deux aspects : je suis un poète et j´appartiens à la culture européenne. En tant que poète, écrivant en prose, je descends, par des voies peu compliquées, de Flaubert, qui a engendré Joyce et Kafka et qui nous ont engendrés à leur tour (Tout ceci en termes allégoriques, étant donné que ceux que je viens de citer représentent des époques, des façons de penser)». Sur les raisons qui l´ont poussé à changer de langue, il s´en est aussi expliqué: «J´ai choisi l´italien pour m´exprimer parce que c´est la langue qui ressemble le plus au latin (l´espagnol lui ressemble tout autant, mais le public de langue espagnole n´est que le spectre d´un fantôme)!» Cette allusion au spectre d´un fantôme comme image du public de langue espagnole était en quelque sorte une boutade, mais elle pourrait servir d´introduction à l´œuvre de J.Rodolfo Wilcock. En effet, ses livres, composés le plus souvent de récits, tableaux ou sketches (un peu de poésie aussi), sont peuplés d´êtres imaginaires, d´hommes ailés, d´animaux à visage humain, dans un univers féerique tenant un peu de Borges, de Kafka voire de Swift, mais ne se réclamant, au fait, d´aucune filiation précise.
Dans Le stéréoscope des solitaires qui vient d´être réédité en français dans la collection L´imaginaire, chez Gallimard, on côtoie, en soixante-cinq textes plutôt courts, des êtres d´un monde imaginaire et à l´envers, où l´on retrouve, entre autres, un centaure qui peint des natures mortes oniriques, Méduse et ses amants devenus des statues, une grosse poule, conseillère dans une maison d´édition qui avale les manuscrits qui la rebutent ou des amants qui s´entredévorent, emmurés dans une chambre.
Dans un autre livre de l´auteur, La synagogue des iconoclastes, on peut lire de courtes biographies de personnages, plus ou moins illuminés, qui glissent vers la démence(qui, on le sait, épouse le plus souvent, le génie)tels Aaron Rosemblum,un utopiste qui, dans les années quarante,a conçu le projet ambitieux de reconduire, au plus tôt, le monde à l´époque élisabéthaine ; Juan Valdés y Prom, reconnu pour ses facultés télépathiques et pour la crise de glossolalie qu´il a provoquée chez d´illustres personnalités rassemblées dans la Sorbonne lors d´un congrès ; Charles Wentworth Littlefield, chirurgien, qui, grâce à sa seule volonté réussissait à faire cristalliser le sel de cuisine sous forme de poulet ou d´autres petits animaux ou encore A. de Paniagua, selon lequel la race française était d´origine noire et provenait de l´Inde méridionale.
Cette même veine, un tant soit peu fantastique, à la fois loufoque et raffinée, on la retrouve dans d´autres livres, sous des formes diverses, comme Le chaos ou Le temps étrusque.
Il est temps donc de découvrir l´univers étrange, troublant et fascinant de J.Rodolfo Wilcock.

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